Journal de l'économie

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Les terres-rares, pétrole de la Chine, talon d’Achille des États-Unis





Le 6 Juillet 2022, par Catherine Delahaye, Sylvia Grollier, Pierre-Charles Hirson, Camille Reymond

Depuis 2010 une guerre économique fait rage entre la Chine et les États-Unis. Habitué à être sur la plus haute place du podium, le pays de l’oncle Sam déchante concernant les terres-rares qui sont l’atout de Xi Jinping pour faire grandir son pays. Auteurs de « La guerre des puissants, Stratagèmes de domination de la Chine et des États-Unis », Catherine Delahaye, Sylvia Grollier, Pierre-Charles Hirson et Camille Reymond, experts en intelligence économique s’expriment sur le monopole des terres-rares.
Comment les États-Unis perçoivent-ils la possession de certaines terres rares par la Chine ? Vont-ils accepter que la Chine en fasse une nouvelle rareté ?


Nous entendons souvent parler de « métaux ou de terres rares ». Arrêtons-nous quelques instants avant de répondre à votre question pour que tout le monde comprenne bien de quoi nous parlons.
Physiquement parlant, nous appelons « terres rares » les éléments de la famille des lanthanides du tableau périodique des éléments, en y ajoutant le scandium et l’yttrium. Soit 17 éléments qui sont des métaux. Le terme « terres rares » désigne donc une famille de métaux du tableau périodique avec des propriétés physico-chimiques proches. C’est donc une appellation scientifique. Le terme « métaux rares » bien plus large, englobe par abus de langage les terres rares, mais n’est pas une famille du tableau périodique des éléments à proprement parlé. Nous comptons dans les « métaux rares » des éléments aussi variés que le cobalt, l’antimoine, le lithium ou le palladium. Le vocabulaire « métaux rares » contrairement aux « terres rares » n’a pas de signification scientifique.
Les terres rares portent mal leur nom, car elles ne le sont pas davantage que d’autres métaux plus usuels comme le cuivre ou le zinc et sont plus concentrées dans la croute terrestre que l’or ou l’argent.
 
Pour la suite de notre conversation, et après nous en aurons fini avec le côté scientifique et technique, les terres rares se présentent principalement sous forme d’oxyde dans le minerai, mélangées à d’autres éléments de terres rares et à d’autres métaux comme le fer, le thorium ou l’uranium par exemple. Vous lirez souvent dans la littérature les teneurs de gisement de terres rares exprimées en équivalent d’oxyde. Les produits finis des terres rares après séparation et purification sont sous forme d’oxyde (poudre), de métal ou de sel. La difficulté réside dans le processus de séparation des différents éléments de terres rares contenus dans le minerai du fait de leurs propriétés physico-chimiques très proches.
 
Pourquoi parlons-nous de terres rares alors que comme nous venons de le voir, elles ne sont pas si rares. Pour deux raisons principalement. Tout d’abord parce que ces terres rares sont indispensables dans la transition énergétique et numérique que nous vivons. Elles se retrouvent dans les NTIC (nouvelles technologies de l’information et de la communication) qui font notre quotidien : téléphones, ordinateurs, écrans, mais aussi certaines technologies de la transition énergétique telle que les voitures électriques ou les éoliennes. Mais aussi, et le plus critique pour les États-Unis, elles sont indispensables à des technologies militaires de pointe, telles que l’avion de chasse F-35, les bombes « intelligent » (JDAM de Boeing) ou les missiles de précision guidés (Tomahawk), notamment sous forme d’aimant. Les terres rares sont donc des métaux stratégiques pour la puissance militaire américaine.
Ensuite, et c’est bien là que se pose le problème pour les Américains, mais aussi pour nous, c’est que la production de terres rares (extraction et purification/raffinage) est monopolisée par un seul acteur : la Chine. Pékin ne possède qu’un tiers des réserves de terre rares, mais produit selon les sources entre 80 % à 95 % des oxydes de terres rares jusque très récemment. Ce qui a amené en 2017 le directeur de la CIA Michael Pompeo à publiquement admettre la dépendance des États-Unis à 100 % sur les importations de terres rares dont 85 % en provenance de Chine. Cette dépendance est un sujet de préoccupation qui deviendra majeur durant la présidence de Donald Trump et qui continue à occuper l’administration Biden. Nous reviendrons dessus.
 
Les États-Unis voient dans ce monopole chinois un risque pour leur sécurité nationale du fait de leur implication dans la chaîne de valeur technologique et militaire, qui sont des vecteurs de l’hégémonie américaine. Les terres rares sont donc stratégiques et critiques du fait de leur concentration dans les mains d’un seul acteur. Un pays ayant un monopole de 80-95 % sur une matière première stratégique, sera forcément tenté d’en tirer avantage et de l’utiliser comme une arme économique. C’est ce qui s’est produit avec le Japon en 2010, lorsque la Chine a réduit drastiquement ses exportations de terres rares vers l’ile nippone, sans jamais reconnaître officiellement un embargo. Cela faisait suite à l’arrestation d’un équipage de bateau de pêche chinois qui est entré en collision avec les garde-côtes japonais dans la zone contestée des iles Senkaku. Le Japon est le deuxième consommateur de terres rares derrière la Chine, mais n’en produit pas. Tokyo est donc dépendant de Pékin qui représente 80 % de ses importations.
En 2012, le président Barack Obama, conjointement avec le Japon et l’UE, dépose plainte à l’OMC contre la Chine et son système de quota sur les exportations de terres rares. L’OMC donnera raison en 2014 aux plaignants. La Chine rehaussera peu à peu ses quotas. Ensuite, c’est en 2019, en réponse aux attaques de Washington contre Huawei, que Pékin utilise pour la deuxième fois l’arme économique des terres rares en menaçant de restreindre ses exportations dont les États-Unis dépendent à plus 80 %.
Ces deux exemples sont une illustration visible de l’utilisation d’une matière première comme une arme économique à visée politique et géopolitique. La Chine aurait bien tort de ne pas utiliser ses atouts lorsque ses intérêts sont menacés. Après tout, les États-Unis font de même.
 
Pour répondre à votre deuxième question : est-ce que les États-Unis vont laisser la Chine faire des terres rares une nouvelle rareté ? C’est déjà trop tard puisque c’est le cas. Cependant les États-Unis et d’autres pays, dont Japon notamment, ont initié un début de riposte pour réduire leur dépendance. Ils ne peuvent pas pour autant se passer de Pékin à court et moyen terme et cela à tous les niveaux de la chaîne de valeur.
 
Avant d’aller plus loin, nous avons besoin de regarder quelle était la situation avant que la Chine n’atteigne une position de monopole. Nous regarderons ensuite quelles stratégies ont été mises en place pour y arriver et quelles ripostes proposent les différents acteurs en position de dépendance, dont les États-Unis.

La bascule des années 80-90

Entre les années 60 et 80, l’extraction et la production de terres rares sont largement dominées par les États-Unis avec une seule mine : Mountain Pass. Cette mine était exploitée par la société américaine Molycorp qui faisait l’extraction et le raffinage de terres rares. Elle fournissait alors les usines américaines de l’industrie de fabrication de téléviseur et de l’industrie électronique de défense. L’Inde et l’Afrique du Sud étaient également des producteurs, mais loin derrière les États-Unis. Un autre acteur majeur dans la chaîne de valeur était la société française Rhône-Poulenc. Cette usine située à La Rochelle, maintenant devenue Solvay, raffinait près de 50 % des terres rares dans les années 80.
Pour vous donner un ordre de grandeur, la production de terres rares était de seulement quelques milliers de tonnes en 1960, puis environ 60 000 tonnes à la fin des années 80 (38 % US et 27 % Chine) pour dépasser les 80 000 tonnes en 2000 (6 % US et 87 % Chine). En 2010 la Chine produit la quasi-totalité des 130 000 tonnes de terres rares. La seule mine américaine ferme en 2002 ne résistant pas à la concurrence chinoise et étant empêtrée dans des litiges environnementaux. Les derniers chiffres de l’USGS (United States Geological Survey) pour 2021 montrent une production de terres rares de 280 000 tonnes, dont près de 60 %, soit 168 000 tonnes pour la Chine, et environ 15 %, soit 43 000 tonnes, pour les États-Unis. La mine de Mountain Pass a connu un cycle fermeture /d’ouverture entre 2012 et 2015 puis de 2018 à nos jours.
En quelques mots, les chiffres montrent le boom de la production des terres rares de 350 % depuis 2000. Mais il montre aussi le retour des États-Unis dans la production de terres rares, car ils occupent maintenant la deuxième place, très loin derrière la Chine. Mais il y a un « Mais » et de taille. Ces chiffres représentent l’extraction minière de terres rares, car le raffinage, c’est la dire la transformation du minerai brut en produit utilisable pour l’industrie est encore largement dominée par la Chine à près de 85 % en 2020. Actuellement, les États-Unis envoient leur minerai en Chine pour être raffiné, car ils n’ont pas encore réindustrialisé leurs capacités de traitement. De plus, la société qui exploite aujourd’hui la mine de Mountain Pass, MP Materials, est détenue à près de 8 % par Shenghe Resources Holding, société étatique chinoise. L’emprise chinoise reste forte malgré la volonté américaine de reprendre son autonomie stratégique.

Une stratégie chinoise gagnante sur le long terme

Avant de parler des réponses américaines, nous voudrions revenir sur la stratégie chinoise pour arriver à ce monopole, car c’est extrêmement instructif et le schéma, qui pourrait se résumer comme suit, se répète dans de nombreux secteurs.
 
  1. Une volonté politique d’accroissement de puissance par l’économie
L’un des fils conducteurs dans « la guerre des puissants » est l’accroissement de puissance par la volonté politique. Par temps de paix, cette volonté politique de puissance ne s’exprime pas par la force, mais par l’économie qui est bien plus acceptée par l’ordre mondial libéral et multilatéral. Tout commence avec les réformes économiques de 1978 par Deng Xiaoping pour ouvrir la Chine sur le monde, avec pour objectif d’en faire une grande puissance. Bien que la Mongolie intérieure, riche région minière soit déjà exploitée depuis 1950, la stratégie chinoise des terres rares débute dans les années 80 avec la création du programme national de recherche et développement des hautes technologies dit « programme 863  ». Il sera complété en 1997 par le programme 973 avec un accent sur le développement de l’industrie minière des terres rares.
 
  1. Cohérence et continuité sur long terme
La ligne du Parti reste cohérente d’un dirigeant à un autre, car l’objectif est celui du Parti unique et non d’un seul homme malgré les différentes factions qui s’y affrontent en son sein pour le contrôle du pouvoir. Cet objectif a toujours été pour la Chine communiste de devenir la seule superpuissance mondiale avec en ligne de mire le centenaire de la République Populaire de Chine en 2049. Michael Paul Pillsbury, un des architectes de la ligne dure de Donald Trump sur la politique avec la Chine, décrit dans son livre « le marathon de 100 ans » cette ambition chinoise. Il y analyse la stratégie de rattrapage et de conquête qui a longtemps été ignorée par les États-Unis, à commencer par l’auteur lui-même, alors qu’il conseillait le gouvernement américain sur la politique chinoise.
 
 
  1. La création d’un narratif pour paraitre faible et une posture de « profil bas »
La Chine bien que très peuplé comprend que le rapport de force qui l’oppose aux États-Unis et à l’Union soviétique lui était défavorable. Dans ce rapport du faible au fort, Pékin va puiser dans ses ressources traditionnelles fondées sur la ruse, la guerre asymétrique et le temps long.
Deng Xiaoping recommandait une politique de « profil bas » avec sa formule : Observons avec calme, garantissons nos positions, gérons les affaires avec sang-froid, cachons nos capacités et attendons notre heure. Hu Jintao, secrétaire général du Parti de 2002 à 2012, quant à lui utilise les formules « d’émergence pacifique » et de « monde harmonieux » pour qualifier la politique chinoise. La création de ce narratif sur plusieurs décennies crée chez les Occidentaux une représentation qui tend à présenter la Chine comme un pays fragile et pacifique, en altérant son discernement et les réelles intentions de conquête, pour ne pas dire de revanche, du PCC.
C’est ainsi que les États-Unis, le Japon et l’Europe ont massivement investi en Chine, et ont participé volontairement à son développement économique et scientifique à travers des transferts de savoir-faire et de technologies.
Il faut également souligner que les investissements américains et occidentaux n’étaient pas sans arrière-pensée. Avant la chute de l’Union soviétique, la Chine jouant une stratégie millénaire de « barbare contre barbare » (Union soviétique contre États-Unis), Washington trouva dans Pékin un allié de poids contre l’URSS et brisait enfin le bloc sino-soviétique qui couvrait une grande partie de l’Eurasie. Les Américains avaient également la certitude qu’intégrer la Chine dans l’économie mondiale leur permettrait de la convertir tôt ou tard en pays démocratique. Le premier signal qui a révélé la nature inchangée du PCC était le massacre de la place Tiananmen en 1989.
Cependant Washington persista avec de plus grands espoirs encore, après la chute de l’Union soviétique qui faisait de la Chine le seul pays communiste de taille sur la planète. Washington était aussi poussé dans ces investissements et délocalisations par un courant purement mercantiliste. Une partie du monde des affaires voyait dans la Chine un moyen d’augmenter marges et profits avec des retours sur investissement dans le court terme. Il ne faut pas négliger l’influence de ce courant dans la politique américaine et les efforts faits pour intégrer la Chine à l’OMC en 2001.
 
  1. De la guerre économique
Dumping : social, environnemental et fiscal
L’exploitation en Chine de la mine de Bayan Obo en Mongolie intérieur se développe rapidement dans les années 80, ainsi que de nombreux sites d’extraction illégaux pour faire face à la demande mondiale croissante. La découverte d’un nouveau gisement de terres rares sur site de Baiyin dans le Gansu renforce la position chinoise. Pour doper sa production, Pékin accorde des réductions d’impôts aux sociétés chinoises exportatrices de terres rares. À cela vient s’ajouter un dumping social et environnemental. Un coût de mains-d’œuvre très faible et des normes environnementales très complaisantes finissent par rendre les autres mines de moins en moins compétitives. C’est en 1992 que la production chinoise dépasse la production américaine. Cette même année Deng Xiaoping déclara « Il y a le pétrole en Arabie Saoudite, il y a les terres rares en Chine ». De quoi donner le ton.
 
Il faut savoir que le processus de séparation et purification des terres rares, ou raffinage est un processus extrêmement polluant, énergivore et consommateur d’eau. Le coût écologique et environnemental payé par la Chine pour rattraper, dépasser puis monopoliser le marché des terres rares s’est fait à prix terrible. C’est ce prix que les sociétés civiles occidentales ne sont plus prêtes à payer et qui explique également la délocalisation ou l’abandon de ses activités comme Rhône-Poulenc à La Rochelle ou Molycorp avec sa mine américaine de Moutain Pass.
 
Manipulation des prix et investissement à l’étranger
Le dumping social et environnemental a permis en quelques décennies à la Chine de multiplier les ouvertures de mines légales et illégales et ainsi d’inonder le marché, rendant les autres mines moins compétitives. De la mine bon marché, Pékin passe en parallèle aux usines de traitement bon marché avec les mêmes outils. Une fois en position dominante, Pékin maintient les prix artificiellement bas pour étouffer toute velléité de concurrence. Seuls les producteurs chinois peuvent supporter des prix aussi bas.
Lorsque Pékin réduit unilatéralement et subitement ses exportations de près de 40 % en 2010, le cours de terres rares explose littéralement. De 2009 à 2011, le prix a été multiplié en moyenne par 7. Pendant que les entreprises occidentales rencontraient des difficultés d’approvisionnement et devaient payer le prix fort, le marché local chinois bénéficiait de matière première abondante et abordable. Cela a permis aux fabricants chinois d’augmenter leur production et de prendre des parts de marché sur des segments clés comme la production d’aimant permanent.
 
 
Pékin reste seul maître à bord à la fin des années 90 début 2000 en monopolisant près de 80 % de la production des terres rares. Concomitant à la première phase sur le contrôle des ressources (extraction puis raffinage), Pékin développe l’application économique de celles-ci et monte dans la chaîne de valeur des produits. C’est ce que Jiang Zeminun déclare en 1999 : « Améliorer le développement et les applications des terres rares, et transformer l’avantage de la ressource en supériorité économique. ». Ce n’est que l’appliquer le programme 973 lancé en 1997.

Le cas des aimants

Pour s’élever dans la chaîne de valeur, Pékin cible une des applications principales des terres rares qui est la production d’aimants  permanents. Ils ont des applications innombrables  : téléphone, ordinateur, moteur d’électroménager, instrument de mesure, etc. Au dumping économique (coût de main-d’œuvre et normes environnementales) viennent s’ajouter des quotas de restriction d’exportation de terres rares. Ces quotas ont pour but d’inciter les sociétés étrangères à s’installer en Chine pour profiter des quotas réservés aux entreprises chinoises. Les sociétés occidentales sont incitées, mais ont-elles vraiment le choix, à créer des « joint -venture » pour partager leurs savoir-faire technologiques et brevets. Pékin a baptisé cela « l’innovation indigène », c’est-à-dire l’absorption et l’intériorisation des technologies étrangères1 . Le fameux concept « win-win / gagnant – gagnant » qui profite surtout à Pékin.
C’est ainsi que la Chine devient le deuxième producteur d’aimant, devant les États-Unis, à partir de 1990 avec environ 20 % de part de marché. Puis dépasse le Japon, premier producteur, en 2001 avec 40 % de la production mondiale. En 2018 Pékin contrôlait 90 % de la production des aimants permanents avec un hub dans la région du Zhejiang.
La Chine est le premier exportateur, mais aussi le premier consommateur d’aimant. Car Pékin s’élève encore d’un cran dans la chaîne de valeur en intégrant les aimants dans des produits fini ou semi-fini comme des éoliennes, des moteurs de voiture électrique, des téléphones, etc.
 
Ces aimants sont autant utilisés dans les nouvelles technologies que le secteur de l’armement. Pour capter des technologies à double usage, c’est-à-dire avec des applications civiles et militaires, l’Empire du Milieu a réussi un tour de force en 1995 en rachetant indirectement puis en délocalisant le savoir-faire et la production de la société Magnequench. Cette société émanait du Département de l’Énergie américain et fournissait au Pentagone des aimants utilisés dans les systèmes de guidage de missile. La captation de cette brique technologique a contribué au développement du programme militaire de Pékin dans les missiles.
 
L’Empire du Milieu a su utiliser subtilement une palette d’instrument de guerre économique pour conquérir le marché des terres rares : dumping et quota pour attirer les entreprises occidentales en Chine et étouffer la concurrence internationale, transfert de technologie via des Joint-Ventures et accords scientifiques, manipulation des cours du marché pour étouffer la concurrence ou récupérer des concurrents à bas prix, ou encore prise de contrôle direct et indirect de concurrent pour acquérir une technologie ou assoir son monopole de marché. Il est clair que la vision de Deng Xiaoping a été exécutée avec succès et sans état d’âme.
 

Les réponses

Les États-Unis vont s’inspirer et s’appuyer sur le Japon, qui a pris le problème très au sérieux dès 2010, à la suite de l’embargo chinois, soit bien avant les Américains. En 2010, le Japon importait 80 % de ses besoins en terres rares de Chine. Pour se défaire de cette dépendance, le secteur privé et l’État japonais ont collaboré pour diversifier leur approvisionnement en terres rares grâce à une politique industrielle en alliant ses efforts diplomatiques à ses sociétés privées. Tokyo a ainsi développé des partenariats, qui ne ceux sont pas tous révélés être concluant, avec le Kazakhstan, l’Inde, le Vietnam et l’Australie pour diversifier ses sources d’approvisionnement. Le Japon a particulièrement investi et soutenu la société australienne Lynas. Une des rares sociétés à contrôler une mine (Mount Weld) en Australie, et une usine de traitement en Malaisie (Lynas Advance Materials Plant (LAMP). Lynas a été convoité par la société étatique chinoise China Non-Ferrous Metal Mining  en 2009, mais le gouvernement australien s’y était opposé. L’établissement de son usine de traitement en Malaisie ne s’est pas fait sans opposition de la société civile locale à cause de l’impact environnemental.
Le Japon se lance dans la recherche de minerai et trouve en 2012 des gisements prometteurs dans les fonds océaniques de sa zone économique exclusive. Seulement, le coût et les technologies pour y accéder sont encore trop élevés.
Les acteurs japonais investissent également dans la R&D pour trouver des substitutions aux terres rares ou d’autres types de terres rares plus accessibles.
Le recyclage, ou mine urbaine, est une idée séduisante et présente de grand espoir. Cependant, les difficultés technologiques, logistiques et économiques ne permettent pas actuellement de faire du recyclage une solution viable.
La politique japonaise a permis à Tokyo de baisser sa dépendance vis-à-vis de Pékin, qui ne représente plus que 58 % de ses importations de terres rares en 2018 contre 80 % huit ans plus tôt.
 
Les États-Unis de leur côté dépendent à 80 % de la Chine pour leur importation en terres rares en 2019.
Bien qu’ils aient déjà un important gisement de terres rares avec le site de Mountain Pass, les États-Unis cherchent également à mettre la main sur de nouveaux gisements et à contrer la mainmise de Pékin sur les réserves mondiales. La demande faite au Danemark par Donald Trump en 2019 pour acheter le Groenland s’inscrit dans cette stratégie. Le Groenland présente de multiples avantages géostratégiques et géoéconomiques. C’est un point d’accès à l’Arctique qui permettrait aux États-Unis de contrôler le passage de la nouvelle route commerciale du Nord. Le Groenland possède également d’importantes ressources énergétiques pétrolières et gazières, mais également minières, dont une forte concentration de terres rares. Seulement Pékin a déjà une longueur d’avance, et développe avec les autorités locales le projet Kvanefjeld Project qui couvre l’extraction, la concentration et le raffinage de minerai.
Washington lance en 2019 une cartographie de son sous-sol pour identifier des gisements de terres rares exploitables. Outre la mine de Mountain Pass, on y trouve le site de Bokan Mountain en Alaska, Bear Lodge Mountain dans le Woyoming, Round Top au Texas ou Elk creek en Californie. Les États-Unis ne sont pas dépourvus de ressources, mais la production fait encore défaut faute d’investissement et d’un marché trop volatil.
Cependant, dans sa stratégie pour retrouver une chaîne de valeur, les États-Unis réouvrent la mine de Mountain Pass avec la société MP Material qui extrait du minerai dès 2018. En 2020, sous l’impulsion de Donald Trump avec le «  Defense Production Act (DPA) » sur les terres rares, la société MP Material reçoit deux contrats de plusieurs millions de dollars du Département de la Défense américain (DoD – Department of Defense). Un autre contrat est passé en 2021. Enfin, en 2022, le Président Biden annonce un investissement de 35 millions de dollars à MP Material, toujours via le DoD.
Il n’est plus à démontrer que le Département de la Défense américain est un outil de puissance économique majeur de souveraine pour Washington afin de développer des technologies et des industries lorsque les lois du marché ne sont pas favorables aux intérêts américains.
Ces investissements massifs du DoD permettent à la société MP Material d’assurer des débouchés pour ses produits et de pouvoir augmenter dans la chaîne de valeur.
General Motor s’est associé en 2021 à MP Material pour construire une usine de fabrication d’aimants à Fort Worth au Texas destinée à ses futurs véhicules électriques dont la matière première provient du minerai de sa mine de Moutnain Pass. MP Material reprend finalement le flambeau de la défunte Molybcorp, avec la protection du gouvernement américain cette fois-ci.
Lynas, cette société australienne qui avait été soutenue à bout de bras par le Japon, est devenue un autre acteur majeur pour aider les États-Unis à augmenter leur capacité. Lynas a reçu 30 millions de dollars du Département de Défense américain en 2021 pour construire une usine de traitement de terres rares au Texas, en partenariat avec la société américaine Blue Line Corporation. Face à l’urgence et à la détermination des Américains, en juin 2022 le DoD a pris la décision de financer intégralement la construction de l’usine Lynas pour la séparation de terre rare. L’enveloppe du DoD est maintenant de 120 millions de dollars.
 
L’ensemble de l’appareil américain, politique, administratif, militaire et économique, se met en branle pour relever le défi que représente le monopole chinois. Seulement la route est longue et malgré les efforts consentis par le gouvernement américain, en 2021, les importations chinoises de terres rares représentaient toujours 78 %.
Les terres rares représentent un enjeu géopolitique majeur, mais au-delà c’est celui plus large des métaux rares nécessaires à la transition énergétique et numérique qui se joue. Une bataille dans la guerre des terres rares et métaux rares est celle du véhicule électrique. Pékin ne compte pas produire et vendre des aimants et des batteries indéfiniment, mais ambitionne de monter encore d’un cran dans la chaîne de valeur en fournissant aux États-Unis et Européens des véhicules complets.
Les Américains ont pris conscience de l’avance du tissu industriel chinois et de la cohérence de leur chaîne de valeur intégrée. Pour arriver à garder la chaîne de valeur automobile dans les années à venir, c’est toute l’industrie américaine qui doit se réorganiser et changer de paradigme. On voit déjà des constructeurs automobiles, comme Toyota ou BMW investir dans des mines de lithium pour sécuriser leur approvisionnement, avec l’appui de leur gouvernement.

Conclusion

Cet exemple des terres rares reboucle parfaitement l’approche de notre livre « La guerre des puissants ». Comment l’un des pays des plus pauvres de la planète il y 50 ans, a mis en place une stratégie à partir d’une politique de puissance pour capter un savoir-faire technologique : la séparation des terres rares, puis à l’intégrer dans une chaîne de valeur grâce à une planification et à une vision sur le long terme. Ce monopole technico-économique débouche sur un avantage dans les champs technologiques et militaires qui vient menacer l’hégémonie des États-Unis.
 
On y retrouve un sursaut américain induit également par une volonté politique, de se défaire d’une dépendance à un pays tiers qui menace ses intérêts présents et futurs. Cette volonté s’est traduite par une stratégie industrielle combinant le Département de Défense et des sociétés privées pour relancer des acteurs locaux et attirer des acteurs occidentaux pour reconstruire une chaîne de valeur intégrée.
 
La Chine y a gagné une filière intégrée et souveraine, de la mine avec ses mineurs travaillant dans conditions effroyables, jusqu’aux produits à forte valeur ajoutée dans des usines ultramodernes avec des ingénieurs surdiplômés. Elle a construit un potentiel de situation favorable pour se créer un monopole qui lui permet d’avoir un outil de puissance économique redoutable. De l’autre côté, une partie du monde des affaires américain y a gagné des marges supplémentaires et des retours sur investissements rapides pour ses actionnaires. Cependant, le prix à payer pour la Chine, mais aussi pour la planète, est un désastre écologique, un coup humain et social terrible au regard des conditions de travail et des pollutions affectant les populations locales qui doivent subir les effets tragiques de l’industrialisation à marche forcée voulue par le Parti. Quant aux États-Unis, le retour sur investissement dans le long terme, ou plutôt le coût, est une désindustrialisation du secteur, une perte de souveraineté et un réveil douloureux face à leur dépendance vis-à-vis de leur nouveau meilleur ennemi qu’est la Chine. L’administration américaine se voit maintenant dans l’obligation de dépenser des millions de dollars  pour que des compagnies privées relancent un début de filière en recommençant au bas de l’échelle : la mine pour commencer, puis le raffinage. Il restera que les États-Unis poursuivent cet effort dans le reste de leur chaîne de valeur pour retrouver un tissue industriel comparable aux années 70-80. Nous voyons le changement de paradigme des États-Unis, passant d’une grille de lecture purement mercantile, de marché, à une grille de lecture géopolitique et de puissance par l’économie.

Guillaume Pitron – la guerre des métaux rares

Catherine Delahaye, Sylvia Grollier, Pierre-Charles Hirson, Camille Reymond sont auteurs de « La guerre des puissants, Stratagèmes de domination de la Chine et des États-Unis » (VA Éditions).



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