Journal de l'économie

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Liberté d’expression, j’écris ton nom !





Le 19 Janvier 2021, par Olivier de Maison Rouge

Article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen des 16-24 août 1789 :
La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi.


Liberté d’expression, j’écris ton nom !
L’encadrement de la liberté d’expression est en effet un art tout en délicatesse, qui ne doit être mis en œuvre qu’avec « la main qui tremble » selon l’expression consacrée par Montesquieu, apôtre de la théorie de la séparation des pouvoirs.
 
Les dernières évolutions en matière de restrictions d’opinion heurtent violemment les principes fondamentaux en matière de droits d’expression, notamment électronique à la lueur des arbitrages de plus en plus discrétionnaires des réseaux sociaux.
 
Une doxa officielle chahutée par les esprits libres
 
Depuis l’imprimerie et Gutenberg, qui propagea à grande échelle les idées humaines, la censure fut la tentation régulière – souvent appliquée sans discernement durant les périodes troublées – de limiter la contagion des opinions.
 
Surnommée « Anastasie », représentée sous l’allégorie d’une mégère munie de ciseaux, tronquant les textes des propos « subversifs », celle-ci est l’apanage des pouvoirs, quelle que soit leur nature profonde : régime autoritaire ou démocratie. La version moderne de cette censure d’État se retrouve dans la novlangue et la surveillance de masse instituée par Big Brother, si bien entérinée par George Orwell dans son roman d’anticipation 1984.
 
De nos jours, il n’est donc pas incongru de s’interroger sur le rôle et l’étendue de la limitation de la circulation des idées, à l’heure de l’expression électronique via les réseaux sociaux.
 
Une telle question n’est pas sans interpeler dans une période où, face à une concentration des médias et de l’information dite mainstream (presse et réseaux sociaux) entre quelques mains et des approches conceptuelles de plus en plus restrictives des libertés, on voit émerger une forme de cybercensure a priori pesant sur les hébergeurs, afin de satisfaire une forme d’expression aseptisée, non discordante.
 
Il fut un temps où Internet était une « autoroute de l’information ». Mais voilà, là où l’information était diffusée de manière unilatérale, faisant de l’internaute un acteur passif, récepteur plus ou moins consentant, le web 2.0 a créé des utilisateurs actifs, émetteurs d’opinions diverses et variées. Ainsi jaillit, de manière plus ou moins contrôlée, une information alternative.
 
Ce fut l’ère des cyberlibertés : un tel privilège devait sans doute contrarier la doxa officielle.
 
La grave tentation liberticide de s’en remettre aux opérateurs privés
 
Rappelons que pour le Groupe 29 [1], les réseaux sociaux sont des « plates-formes de communication en ligne permettant à des personnes de créer des réseaux d’utilisateurs partageant des intérêts communs » (…) en mettant « à disposition des outils permettant aux utilisateurs de mettre leur propre contenu en ligne ».
 
Au sens de la loi pour la confiance dans l’économique numérique (LCEN) de 2004, les hébergeurs de réseaux sociaux ne sont pas responsables des contenus exprimés dont ils n’ont pas le contrôle direct.
 
Les hébergeurs peuvent cependant se voir reconnaître la qualité d’éditeur responsable de contenu [2]. Il peut être poursuivi au même titre de l’auteur du délit [3]. En tout état de cause, l’hébergeur se doit de supprimer promptement les propos répréhensibles qui lui sont signalés. Si cela est assez simple dans les faits, les auteurs des propos, aux fins de poursuites ultérieures, ne sont pas toujours identifiables, utilisant les plates-formes sous des avatars ou pseudonymes.
 
Les responsables de publication, tels que visés dans les mentions légales rendues obligatoires, ont un rôle de filtre sur les commentaires laissés par leurs visiteurs et sont donc responsables des propos laissés sur leur site Internet. Ainsi, pour tout message à caractère diffamatoire, le responsable de publication engage sa responsabilité pénale s’il n’exerce pas de contrôle sur les propos [4].
 
Souvent, la mise en demeure se révèle avoir un effet dissuasif sur l’éditeur de réseaux sociaux, dans la mesure où en maintenant des messages condamnables, il expose également sa propre réputation. À défaut, il faut procéder par des procédures de référé voire de référé d’heure à heure. Cela permet d’obtenir en un temps restreint la suppression de contenus diffamants ou insultants.
 
Une liberté d’expression électronique écornée
 
Cependant, au fur et à mesure, là où le législateur de 1789, puis de 1881, avait posé comme principe la liberté d’opinion et d’expression a priori, avec comme limite à l’abus d’une telle liberté, sanctionnée a posteriori, depuis lors, le temps entre la publication et la suppression devient de plus en plus réduit. En d’autres termes, l’exception devient la règle (un peu comme la loi éponyme, devenue quasi-permanente).
 
La France, terre de littérature, de joutes éditoriales et de polémiques – que l’on garde à l’esprit l’art de la disputatio - connaît donc ce même phénomène généralisé de restriction des libertés d’opinions. Qu’on se souvienne ce mot de Rochefort, sous Napoléon III : « La France compte 36 millions de sujets, sans compter les sujets de mécontentement ».
 
Que l’on ne se méprenne pas : il ne s’agit pas ici de cautionner les insultes, injures et autres calomnies dont l’espèce humaine est trop souvent coutumière, et dont les réseaux sociaux en sont parfois le miroir des bas instincts, sinon le défouloir de paroles parfois ignominieuses. Mais il convient cependant de constater que l’expression électronique est de plus en plus contrariée.
 
On peut ainsi citer la loi n° 2018-1202 du 22 décembre 2018, relative à la lutte contre la manipulation de l’information, improprement nommée « fakes news ».
 
En soi, l’article 27 de la loi du 29 juillet 1881 réprimait déjà la diffusion de fausses nouvelles. Mais la loi a introduit un recours pouvant conduire les plates-formes et hébergeurs à supprimer les propos incriminés dans un délai de 48 heures en période électorale, laissant au juge le soin d’apprécier la véracité du propos querellé. Il est institué pour ce faire une procédure de signalement imposée aux opérateurs.
 
Il faudrait également évoquer le cas de la proposition de loi visant à lutter contre les contenus haineux sur Internet, dite « Avia ». Fort heureusement, dans sa décision n° 2020-801 DC du 18 juin 2020 (date symbolique de résistance s’il en est), le Conseil constitutionnel a été saisi, car il était prévu sous l’article 1 § I qu’une autorité administrative puisse enjoindre aux réseaux sociaux de supprimer des contenus incriminés dans le délai d’une heure.
 
Annulant cette disposition extravagante, car imaginée sans l’intervention d’un juge, le Conseil constitutionnel a eu l’occasion de rappeler en la matière les droits fondamentaux :
 
« En l’état actuel des moyens de communication et eu égard au développement généralisé des services de communication au public en ligne ainsi qu’à l’importance prise par ces services pour la participation à la vie démocratique et l’expression des idées et des opinions, ce droit implique la liberté d’accéder à ces services et de s’y exprimer ».
 
Sans le concours d’un juge, cela conduirait manifestement à une grande part de subjectivité des plates-formes. En effet, les opérateurs sont tentés de supprimer en amont, de leur propre initiative, tout propos jugé de manière unilatérale comme outrancier. C’est le régime de l’arbitraire et du médiatiquement correct.
 
C’est déjà en partie ce à quoi nous assistons notamment sur Twitter.
 
De fait, là où le législateur français avait, dès 1881, consacré la liberté d’expression et limité ses abus, a posteriori, nous entrons dans une période de restriction d’opinion encadrée, un peu plus a priori, par les hébergeurs désormais soumis à une obligation en amont de cybersanction de l’expression.
 
Or, la liberté d’expression est en effet un bien trop précieux pour être confié à la censure d’un opérateur privé.
 
Veillons à ce que les juges, garants des libertés individuelles, ne soient pas contournés ni exclus et que la pratique instituée ne conduise pas à la cybercensure.

Par Olivier de MAISON ROUGE
Avocat – Docteur en droit
Dernier ouvrage paru « Survivre à la guerre économique. Manuel de résilience », VA éditions, 2020
 
[1] Avis 5/2009 du 12 juin 2009
[2] TGI Paris, 3e ch., sect. 2, 14 novembre 2008, aff. Youtube
[3] Cass. Crim., 16 février 2010, n° 08-86.301
[4] Cass. Crim., 3 novembre 2015, n° 13-82.645


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