Journal de l'économie

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Nouvel épisode dans le feuilleton de l’urbanisme commercial face au droit communautaire





Le 27 Juillet 2020, par Maître Frédéric Rose-Dulcina

Saisi par le Conseil National des Centres Commerciaux (CNCC) et par la société BEMH, bureau d’études en charge de la rédaction de dossiers de demande d’autorisation en urbanisme commercial, le Conseil d’Etat vient de se prononcer sur la légalité des dispositions de la loi dite «ELAN» du 23 novembre 2018 relatives à la composition des commissions départementales d’aménagement commercial (CDAC) et à l’analyse d’impact des dossiers de demande d’autorisation d’exploitation commerciale (CE, 15 juillet 2020, n° 431703, 431724, 433921).


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A l’heure où il est envisagé par le nouveau gouvernement un moratoire sur la création des centres commerciaux en zones périurbaines, les Juges du Palais-Royal ont dû récemment se prononcer sur la question de la conformité de la législation nationale de l’urbanisme commercial avec le droit communautaire.

L’article L. 751-2 du code de commerce tel que modifié par l’article 163 de la loi n°2018-1021 portant évolution du logement, de l’aménagement et du numérique dite «ELAN» [1] prévoit que trois personnalités qualifiées représentant le tissu économique siègent désormais au sein des CDAC : une désignée par la chambre de commerce et d’industrie, une désignée par la chambre de métiers et de l’artisanat et une désignée par la chambre d’agriculture.
L’article précise que ces personnalités ne prennent pas part au vote mais présentent la situation du tissu économique dans la zone de chalandise et l’impact du projet sur ce tissu économique.

A l’encontre des dispositions du décret n°2019-331 du 17 avril 2019 [2] relatives à la composition de la CDAC, il était soutenu devant la Haute Juridiction, par la voie de l’exception, que l’article L.751-2 du code de commerce était contraire à l’article 14 de la directive 2006/123/CE du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2006 relative aux services dans le marché intérieur [3] qui proscrit notamment l’intervention directe ou indirecte d’opérateurs concurrents, y compris au sein d’organes consultatifs, dans l’octroi d’autorisations individuelles.

Sur ce fondement, la Commission européenne avait adressé, le 5 juillet 2005, une lettre de mise en demeure à l’Etat français puis un avis motivé le 13 décembre 2006 lui reprochant notamment la présence d’opérateurs économiques concernés – les chambres de commerce et d’industrie – dans les instances chargées de délivrer des autorisations sur un marché et au sein d’organes consultatifs.

C’est ainsi que la présence des chambres consulaires avait été supprimée par la loi n°2008-776 du 4 août 2008 de modernisation de l’économie dite loi «LME» [4] .

La loi ELAN en les réintroduisant a de nouveau semé un doute juridique sur la conformité de cette disposition avec le droit communataire.

En effet, même s’ils ne prennent pas part au vote, ces organismes consulaires sont présents pendant le vote des membres après leur avoir exposé une analyse (nécessairement partiale ?) de l’impact du projet sur le tissu économique.
Selon la Haute juridction administrative, cette question présente une difficulté sérieuse, elle a donc saisi la Cour de justice de l’Union Européenne (CJUE) et sursis à statuer en considérant que :
« En vertu de l’article L. 751-1 du code de commerce, les commissions départementales d’aménagement commercial donnent un avis, qui est un avis conforme, sur les demandes d’autorisation d’exploitation commerciale. La réponse au moyen soulevé par les requérants dépend de la question de savoir si le paragraphe 6) de l’article 14 de la directive 2006/123/CE du 12 décembre 2006 doit être interprété en ce sens qu’il permet la présence, au sein d’une instance collégiale compétente pour émettre un avis relatif à la délivrance d’une autorisation d’exploitation commerciale, de personnalités qualifiées représentant le tissu économique, dont le rôle se borne à présenter la situation du tissu économique dans la zone de chalandise pertinente et l’impact du projet sur ce tissu économique, sans prendre part au vote sur la demande d’autorisation. Cette question, qui est déterminante pour l’issue du litige, s’agissant de la légalité des articles 1er à 3 du décret du 17 avril 2019, présente une difficulté sérieuse. Il y a lieu, par suite, d’en saisir la Cour de justice de l’Union européenne en application de l’article 267 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne et, jusqu’à ce que celle-ci se soit prononcée, de surseoir à statuer sur la requête n° 431724, en tant qu’elle tend à l’annulation des articles 1er à 3 du décret attaqué ».

Il appartiendra désormais à la CJUE de se prononcer sur la légalité de la législation française à cet égard étant précisé qu’il est d’ores et déjà permis de douter de la conventionalité du dispositif au regard des éléments qui précèdent mais aussi de la jurisprudence européenne [5].

Le Conseil d’Etat n’a en revanche pas vu d’inconventionalité s’agissant de l’analyse d’impact qui s’impose désormais à tout porteur de projet, à ses frais, et qui consiste, aux termes de l’article L. 752-6 du code de commerce, à évaluer « les effets du projet sur l’animation et le développement économique du centre-ville de la commune d’implantation, des communes limitrophes et de l’établissement public de coopération intercommunale à fiscalité propre dont la commune d’implantation est membre, ainsi que sur l’emploi, en s’appuyant notamment sur l’évolution démographique, le taux de vacance commerciale et l’offre de mètres carrés commerciaux déjà existants dans la zone de chalandise pertinente, en tenant compte des échanges pendulaires journaliers et, le cas échéant, saisonniers, entre les territoires ».
L’opérateur doit également démontrer qu’aucune friche existante en centre-ville ou à défaut, en périphérie, ne permet d’accueillir le projet envisagé.
La loi ELAN impose ainsi aux entrants sur le marché de mesurer les effets d’une nouvelle implantation sur la structure commerciale de la zone ainsi que son incidence sur le commerce préexistant, sur la structure du marché et sur l’emploi.
 
Dans l’arrêt susvisé du 15 juillet 2020, le Conseil d'Etat a jugé que ces critères, issus de la loi ELAN, pris en compte par les CDAC pour statuer sur les demandes d'autorisation d'exploitation commerciale, n’étant pas constitutifs d'un test économique, ne méconnaissent ni la liberté d'établissement ni la directive Services.
 
La haute assemblée précise que « les dispositions ajoutées au I de l'article L. 752-6 du code de commerce par la loi du 23 novembre 2018, telles qu'interprétées par le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2019830 QPC du 12 mars 2020, poursuivent l'objectif d'intérêt général de favoriser un meilleur aménagement du territoire et, en particulier, de lutter contre le déclin des centres-villes. Elles se bornent à prévoir un critère supplémentaire pour l'appréciation globale des effets du projet sur l'aménagement du territoire et ne subordonnent pas la délivrance de l'autorisation à l'absence de toute incidence négative sur le tissu commercial des centres-villes. L'analyse d'impact prévue par le III du même article vise à faciliter l'appréciation des effets du projet sur l'animation et le développement économique des centres-villes et de l'emploi et le développement n'institue aucun critère d'évaluation supplémentaire d'ordre économique. Enfin, les dispositions du IV de l'article L. 752-6, relatives à l'existence d'une friche en centre-ville ou en périphérie, ont pour seul objet d'instituer un critère supplémentaire permettant d'évaluer si, compte tenu des autres critères, le projet compromet la réalisation des objectifs énoncés par la loi. Ces dispositions n'ont pas pour effet d'interdire toute délivrance d'une autorisation au seul motif qu'une telle friche existerait ».
 
Dès lors, selon le Conseil d’Etat, ces critères qui n'ont ni pour objet, ni pour effet d'instituer des critères constitutifs d'un test économique, mais ont pour seul objet de lutter contre le déclin des centres-villes et s'inscrivent dans un objectif d'aménagement du territoire, sont justifiées par des raisons impérieuses d'intérêt général. Par suite, le moyen tiré de ce que les dispositions instituant ces critères méconnaîtraient les stipulations de l'article 49 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne et celles du point 5) de l'article 14 de la directive 2006/123/CE ne peut qu'être écarté. Il en va de même pour les dispositions du II de l'article R. 752-6 du même code, issues de l'article 4 du décret attaqué, qui se bornent à préciser le contenu de l'analyse d'impact.
 
Cette position du Conseil d’Etat peut apparaître surprenante au regard de la jurisprudence de la CJUE et notamment de la décision Visser du 30 janvier 2018 (CJUE, 30 janvier 2018, Visser Vastgoed Beleggingen BV c/ Raad van de gemeente Appingedam, aff. C‑31/16). En effet, dans cette dernière décision, le juge européen n’a pas admis, comme principe général, toutes les restrictions à l’entrée sur le marché qui seraient justifiées par la protection de l’environnement ou l’aménagement du territoire. Il a exigé au contraire une analyse au cas par cas pour apprécier l’existence d’une violation de la directive Service.
 
Le feuilleton «L’urbanisme commercial face au droit communautaire» semble sans fin, un recours en manquement ayant été lancé par le CNCC à l’encontre de l’Etat français auprès de Bruxelles contre les dispositions susvisées issues de la loi ELAN. La Commission européenne peut désormais décider de classer ou d’instruire l’affaire, et demander à la France de changer sa législation.
 
Cette procédure feuilletonnante nous promet donc de nouveaux épisodes.
 
Maître FREDERIC ROSE-DULCINA
LEX SQUARED AVOCATS
 
[1] JORF n°0272 du 24 novembre 2018
[2] JORF n°0092 du 18 avril 2019
[3] JOUE L376/36 du 27 décembre 2006
[4] JORF n°0181 du 5 août 2008
[5] Voir en ce sens : CEDH, 7 juin 2001, n°39594/98 ; CEDH, 12 avril 2006, n°58675/00


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