Journal de l'économie

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Onzième journée jaune : spectacle et lassitude





Le 28 Janvier 2019, par François-Bernard Huyghe

Et onze ! Chaque samedi renouvelle la résolution des Gilets jaunes, mais Macron a encore théoriquement 170 samedis de pouvoir. Chaque semaine marque aussi une évolution de la lutte.


Onzième journée jaune : spectacle et lassitude
Côté gouvernemental, prédomine le phatique (rappel : en linguistique, on nomme « phatique » une des six fonctions du langage, celle dont l’objet est d’établir ou de prolonger la communication entre le locuteur et le destinataire sans servir à communiquer un message). « Allô » est un message phatique destiné à confirmer qu’il y a bien communication, sans aucune information sinon qu’il y a information. De la même façon, le Grand Débat est un échange servant essentiellement à accréditer la réalité de l’échange.
 
Le président excelle quand, devant les maires ou devant des citoyens tout surpris de le voir apparaître, il joue un grand oral de l’ENA en plus long. Moins que le contenu du message, c’est la présence corporelle qui compte, avec une performance digne d’un télévangéliste ; l’idée est de montrer qu’il parle et qu’il écoute, qu’il n’a pas peur d’aller au contact, qu’il alterne familiarité et jupiterianité. Entre répétition de l’exploit des présidentielles et lancement de la campagne des élections européennes avec heures de télévision gratuite.

L’extase de la communication

Consigne étant donnée aux ministres de reproduire la chose à leur échelle, nos écrans nous montrent des visages épanouis de secrétaires d’État ou d’élus affirmant leur plaisir quasi mystique de dialoguer avec les citoyens, la positivité des échanges, la richesse des enseignements qu’ils en retirent, le caractère innovant du processus, bref répétant que « ça communique ». Marlène Schiappa, dans son duo avec Cyril Hanouna pousse la chose. Imaginant sa version de l’éthique de la discussion d’Habermas, fière d’une audace qui lui permet de se comparer elle-même à Galilée, elle inaugure un processus post politique et post moderne à la fois présenté comme horizon indépassable de la communication politique.
 
Cette stratégie remplace la réduction du « problème » gilets jaunes à une question de bonne gestion, puis a réduction de l’opposition dans la rue à une forme de para fascisme hard abreuvé de fake news.
 
 La version 3 offre des avantages :
  • Elle divise les Gilets jaunes : il y a ceux qui veulent présenter une liste, ceux qui se disent apolitiques, ceux qui les critiquent, ceux qui veulent dialoguer avec méfiance, ceux qui les critiquent, ceux que les médias dénoncent comme redoutables conspirationnistes souverainistes, ceux qui les critiquent, ceux qui se solidarisent et ceux qui les critiquent, ceux qui critiquent la critique, etc.
  • Elle renforce l’argument « nous (qui dialoguons) ou le chaos ». Il a déjà rapporté des dividendes dans les sondages en rassemblant le parti de l’ordre et, globalement, une bourgeoisie de droite un peu réticente devant le progressisme macronien, mais sensible au thème du désordre dans la rue.
  • Elle dilue les problématiques économiques, sociales, politiques et surtout culturelles (au sens où les Gilets jaunes témoignent d’une incroyable fracture identitaire, idéologique, de valeurs et de comportements entre catégories supérieures et France dite périphérique invisible) en une sorte de grand comité d’entreprise.

Le bâton et la dialectique

Mais côté Gilets jaunes ? L’effet dispersion joue. Ainsi, il y a cinq manifestations déclarées à Paris de sensibilités différentes, des accrochages confus, des thématiques variables — de la solidarité avec les territoires d’outre-mer aux « doléances » d’une « nuit jaune » qui voulait adopter un style festif, mais qui fut vite interrompue —, des degrés de violence très différents en province. Les thématiques — démission de Macron, protestation contre les violences policières, RIC, revendications économiques — ne sont toujours pas hiérarchisées. La mise en vedette de certains Gilets jaunes, phénomène qui ne favorise pas nécessairement les plus subtils permet nombre d’amalgames médiatiques, d’où divisions et surenchères. Plus slogans qui font peur (« Paris, debout soulève-toi ! » ou un « état d’urgence », et le « soulèvement sans précédent par tous les moyens utiles ») ; il y a des participants effrayés, des effets de lassitude... Bref, le mouvement souffre de contradictions majeures.
 
La première est celle de la violence. Sans violence — que ce soit la violence opportuniste des casseurs, la violence incontestable de Gilets jaunes exaspérés et la violence policière exceptionnelle — le mouvement aurait tourné court comme les mobilisations traditionnelles où l’on fait nombre avant de rentrer à la maison. Mais la violence qui n’aboutit pas à une victoire au sens militaire se consume elle-même, faute d’avoir fait désarmer moralement l’autre parti ; les méthodes révolutionnaires sans objectif révolutionnaire tournent court. A fortiori les rodomontades insurrectionnelles.
La seconde contradiction porte sur le caractère antiautoritaire du mouvement — pas de chefs, pas de doctrine, pas d’organisation — qui fait contraste avec la logique médiatique, — celle des réseaux sociaux et celle des médias classiques — celle qui exige la personnalisation et de l’identification.
 
Bien évidemment, si demain les Gilets jaunes inventaient de nouvelles stratégies, se trouvaient des alliés dans les catégories sociales victimes du libéral-libertarisme dominant, reformulaient ce qui reste souvent du domaine de l’expression spontanée d’humiliation et du désir vague, n’étant rien de « devenir tout », s’ils hiérarchisaient leurs demandes et se fixaient des étapes dans la victoire..., tout serait possible.

Scénarios

Pour le moment, beaucoup commencent à imaginer un scénario favorable à Macron :
1) les Gilets jaunes font de l’activisme brouillon en ordre dispersé, les plus durs continuent à effrayer l’aile bourgeoise en la persuadant du retour de la bête immonde ou simplement en jouant les comptables : ça ne peut plus durer —, ça coûte tant, revenons au réel et discutons.
2) Pendant ce temps le macronisme réussit son exercice de scénarisation de l’attention publique. On multiplie partout les AG, non pas pour faire la révolution comme en 68 (que le gouvernement a failli célébrer officiellement), mais en faisant tout parler pour que rien ne bouge. Le mouvement Gilet jaune est renvoyé à sa pure négativité et paralysé par se contradictions.
3) Macron peut s’offrir une cerise sur le gâteau : un score honorable aux européennes où, réunissant le parti de la peur, il serait face à des oppositions traditionnelles tétanisées, à des forces de contestation importantes, mais divisées, à des listes de dispersion...
 
Pour que cela marche, il faudrait deux conditions :
  • Que la communication ne tue pas la communication et que la version hanouno-schiappiste de la pensée complexe ne lasse pas.
  • Que le problème de la matraque ne vienne pas parasiter celui de l’influence et de la propagande. Les yeux crevés par les balles de caoutchouc deviennent un fâcheux symbole du rapport du Prince à son peuple. Ici l’image devient ravageuse. Quand on voit presque en direct une scène où le leader GJ Jérôme Rodrigues est énucléé devant la caméra (et dans le coma à l’heure où nous écrivons), les euphémismes de M. Castaner sont difficiles à croire. Gare au martyre qui rassemble les foules. Même si les CRS sont sensés désormais nous sauver des SS jaunes, la question de la répression devient déterminante.



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