Journal de l'économie

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Pénurie de carburants : une grève qui ne nuit pas n’est pas une grève. Oui, mais…





Le 20 Octobre 2022, par Frédéric Rose-Dulcina

La réquisition de grévistes par une autorité publique donne lieu à un contentieux peu abondant, mais qui donne l’occasion à chaque fois de se rendre compte de la difficile conciliation entre le droit de grève, le maintien de l’ordre public et la satisfaction des besoins jugés essentiels du pays.


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Le droit de grève est une « une liberté fondamentale » au sens de la justice administrative et notamment de l’article L.521-2 du Code de justice administrative selon lequel saisi d’une demande en ce sens justifiée par l’urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public aurait porté, dans l’exercice d’un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale.
 
Le Conseil d’État avait déjà eu l’occasion de le rappeler dans une décision de principe du 9 décembre 2003 (CE, 9 décembre 2003, n° 262186, publié au recueil Lebon) concernant la réquisition de sages-femmes dans le cadre d’un mouvement de grève d’ampleur de l’époque.
 
Dans cette décision, les Juges du Palais-Royal avaient rappelé que si le préfet, dans le cadre des pouvoirs qu’il tient du 4° de l’article L. 2215-1 du Code général des collectivités territoriales, peut légalement requérir les agents en grève d’un établissement de santé dans le but d’assurer le maintien d’un effectif suffisant pour garantir la sécurité des patients et la continuité des soins, il ne peut toutefois prendre que les mesures imposées par l’urgence et proportionnées aux nécessités de l’ordre public, au nombre desquelles figurent les impératifs de santé publique.
 
Dans ce litige, le représentant de l’État avait décidé de requérir l’ensemble des sages-femmes en vue de permettre la poursuite d’une activité complète du service « dans les conditions existantes avant le déclenchement du mouvement de grève ».
 
En prescrivant une telle mesure générale, sans envisager le redéploiement d’activités vers d’autres établissements de santé ou le fonctionnement réduit du service, et sans rechercher si les besoins essentiels de la population ne pouvaient être autrement satisfaits compte tenu des capacités sanitaires du département, le Conseil d’État a considéré que le préfet avait pris une décision entachée d’une illégalité manifeste portant une atteinte grave à la liberté fondamentale que constitue le droit de grève.
 
En octobre 2010, il avait également rappelé ce principe dans le cadre d’un contentieux similaire à celui qui nous intéresse aujourd’hui.
 
En effet, venant à l’appui des mouvements de contestation de la réforme des retraites de l’époque, certains travailleurs de certaines raffineries avaient décidé d’exercer leur droit de grève le 12 octobre 2010. L’établissement de stockage pétrolier de Gargenville, comme la raffinerie de Grandpuits avaient ainsi cessé leur activité. Au bout de dix jours de grève, la pénurie de carburants commençait à se faire sentir malgré les déclarations du gouvernement, et plusieurs préfets avaient émis par arrêté un ordre de réquisition portant sur les raffineries, les dépôts et les plateformes de leur compétence géographique.

Ils entendaient ainsi faire application de l’article L.2215-1 4°) du Code général des collectivités territoriales (CGCT) qui dispose qu’en cas d’urgence “lorsque l’atteinte constatée ou prévisible au bon ordre, à la salubrité, à la tranquillité et à la sécurité publiques l’exige et que les moyens dont dispose le préfet ne permettent plus de poursuivre les objectifs pour lesquels il détient des pouvoirs de police, celui-ci peut, par arrêté motivé, pour toutes les communes du département ou plusieurs ou une seule d’entre elles, réquisitionner tout bien ou service, requérir toute personne nécessaire au fonctionnement de ce service ou à l’usage de ce bien et prescrire toute mesure utile jusqu’à ce que l’atteinte à l’ordre public ait pris fin ou que les conditions de son maintien soient assurées”.
 
Dans sa décision du 27 octobre 2010 (CE, 27 octobre 2010, n° 343966, publié au recueil Lebon), le Conseil d’État avait préalablement rappelé qu’un préfet peut légalement, sur le fondement de l’article précité du CGCT, requérir l’essentiel des salariés en grève d’une entreprise privée dont l’activité présente une importance particulière pour le maintien de l’activité économique, la satisfaction des besoins essentiels de la population ou le fonctionnement des services publics, lorsque les perturbations résultant de la grève créent une menace pour l’ordre public.

Il ne peut toutefois prendre que les mesures nécessaires, imposées par l’urgence et proportionnées aux nécessités de l’ordre public. Dans cette affaire, il a considéré que la réquisition de salariés d’un dépôt pétrolier géré par une entreprise privée était justifiée, entre autres, par l’épuisement des stocks de carburant aérien de l’aéroport de Roissy Charles de Gaulle, l’incapacité de l’aéroport à alimenter les avions en carburant aérien pouvant conduire au blocage de nombreux passagers, notamment en correspondance, et menacer la sécurité aérienne en cas d’erreur de calcul des réserves d’un avion.
 
Récemment, les juges des référés des tribunaux administratifs de Rouen et de Lille ont adopté le même raisonnement juridique que la Haute Juridiction Administrative dans le cadre du mouvement social actuel de certaines raffineries françaises.
 
Dans une ordonnance du 13 octobre 2022 (TA Rouen, 13 octobre 2022, n° 2204100), le tribunal administratif (TA) de Rouen saisi par la Fédération nationale des industries chimiques CGT a considéré qu’en indiquant dans le préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, auquel se réfère le préambule de la Constitution du 4 octobre 1958, que le droit de grève s’exerce dans le cadre des lois qui le réglementent, l’Assemblée Constituante a entendu inviter le législateur à opérer la conciliation nécessaire entre la défense des intérêts professionnels dont la grève constitue l’une des modalités et la sauvegarde de l’intérêt général, auquel elle peut être de nature à porter atteinte. En l’absence de la complète législation ainsi annoncée par la Constitution, la reconnaissance du droit de grève ne saurait avoir pour conséquence d’exclure les limitations qui doivent être apportées à ce droit, comme à tout autre, en vue d’en éviter un usage abusif, ou bien contraire aux nécessités de l’ordre public ou aux besoins essentiels de la Nation ou du pays.
 
Il a jugé que la pénurie de carburant crée de nombreuses tensions dans les files d’attente aux stations-service encore disponibles (le taux d’indisponibilité atteignant alors plus de 36 % en Île-de-France) et qu’ainsi le recours à des mesures de réquisitions individuelles d’agents qualifiés présente un caractère nécessaire pour “prévenir les risques d’atteinte à l’ordre public eu égard à la durée des défaillances d’approvisionnement causées par la grève”.
 
L’arrêté préfectoral du 13 octobre 2022 attaqué par la CGT avait identifié quatre salariés réquisitionnés pour leur demander d’assurer des quarts de durée limitée. Ce choix, “limité en nombre et en durée, adapté à la situation évolutive des effectifs, ne tend pas à mettre en place un service normal, mais vise à assurer, par un nombre restreint, mais suffisant d’agents et une liste réduite de tâches essentielles précisément définies, un service minimum de pompage et d’expédition”. Cette mesure de police apparaît dès lors proportionnée aux risques de troubles qu’il appartient à l’autorité publique de prévenir selon le TA de Rouen.
 
Enfin, toujours selon le TA de Rouen, l’édiction d’un arrêté préfectoral de réquisition aux effets limités n’apparaît pas manifestement attentatoire au droit de grève reconnu et protégé par la Convention de l’OIT n° 87 sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical du 9 juillet 1948, la Convention n° 98 sur le droit d’organisation et de négociation collective du 1er juillet 1949 et la Convention n° 135 concernant les représentants des travailleurs du 23 juin 1971.
 
Le TA de Lille n’a pas jugé autrement dans une décision en date du 14 octobre 2022 (TA Lille, 14 octobre 2022, n° 2207769). Le juge des référés était une nouvelle fois saisi par la Fédération nationale des industries chimiques CGT et le syndicat CGT de la raffinerie des Flandres d’une demande de suspension des arrêtés du 13 octobre 2022 du préfet du Nord portant réquisition de salariés grévistes chargés de l’activité d’expédition de carburants du dépôt du site Total de Dunkerque-Mardyck.

Après avoir, comme il était tenu de le faire, rappelé les principes applicables en cas de restriction portée au droit de grève, le juge a pris acte de ce que les mesures prises en matière de limitation de l’emport de carburant et de priorisation de la distribution étaient, à elles seules, devenues inefficaces face à l’inaccessibilité de nombreuses stations-service. Il a estimé que la pénurie était telle qu’elle menaçait le ravitaillement des véhicules de services publics et de services de première nécessité et créait des risques pour la sécurité routière et l’ordre public, et que, par conséquent, les réquisitions contestées étaient justifiées.

Le juge a ensuite relevé que cette mesure était proportionnée dans la mesure où elle ne visait qu’un nombre réduit de salariés, soit trois personnes (et le cas échéant leurs remplaçants) pour chaque quart de 8 heures, le représentant de l’État faisant valoir qu’elle ne serait pas mise en œuvre de façon permanente. Il a déduit de ces considérations que les réquisitions décidées par le préfet du Nord n’étaient pas entachées d’une atteinte grave et manifestement illégale au droit de grève.
 
D’autres décisions de justice sont à venir dans la mesure où au jour de la rédaction de cet article, le mouvement de grève continuait dans certaines raffineries et que des réquisitions étaient en cours ou à venir selon le Gouvernement. Le combat judiciaire continue donc…
 
Frédéric ROSE-DULCINA
LEX SQUARED AVOCATS

 


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