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Philippe Schleiter : Comment expliquer le maigre bilan du quinquennat en matière de réformes ?





Le 11 Janvier 2022, par Philippe Schleiter

A quelques mois des élections présidentielles, l’heure est au bilan du quinquennat d’Emmanuel Macron, notamment au regard des réformes engagées par un Président dont la promesse initiale était résumée par le titre de son livre programme : “Révolution”. Cinq ans plus tard, Philippe Schleiter, auteur de « Management, Le grand retour du réel » nous dépeint un bilan « plus maigre qu’attendu ». Bien que reconnaissant le rôle de la crise sanitaire dans ce retard, le consultant en accompagnement du changement accuse surtout la « vision trop exclusivement contractuelle de la nation ».


Pour expliquer le faible nombre de réformes engagées sous son quinquennat, les partisans du Président mettent en avant la situation exceptionnelle créée par la crise sanitaire. N’est-ce pas légitime ?

Il est évident que la crise sanitaire, mais aussi la façon dont les gouvernements Philippe et Castex ont décidé de la gérer, ont eu un impact puisque cela a conduit à geler la vie du pays durant de long mois, ce qui a gravement entravé l’activité des entreprises, mais également le fonctionnement des institutions. Toutefois, on ne peut que constater que les difficultés à mener à bien des réformes préexistaient à cette crise, comme en témoigne l’enlisement de la réforme phare des retraites dès l’automne 2019, deux mois avant que quiconque ait entendu parler de la Covid-19… Ce renoncement est, à mon sens, emblématique des erreurs commises par le gouvernement, et plus globalement, par l’ensemble des décideurs de notre pays, dans la façon d’envisager les réformes.

En quoi cette façon d’envisager les réformes est-elle selon vous erronée ?

Elle était erronée parce qu’elle était avant tout envisagée sous un angle technicien. Dans la presse, mais aussi dans les cabinets ministériels et dans l’ensemble des arcanes de l’État, les préoccupations portaient sur des questions tactiques. Certains, jusque dans la majorité présidentielle s’interrogeaient : le Président faisait-il bien d’étaler la concertation sur de longs mois ou aurait-il dû privilégier la vitesse d’exécution ? D’autres commentaient les marchandages avec les partenaires sociaux : parviendrait-il à obtenir le soutien de la CFDT ? Et si oui, à quel prix ? D’autres encore débattaient du choix présidentiel de s’exposer sur ce dossier : n’aurait-il pas mieux fait de refiler le bébé à Édouard Philippe ? Saisissant tableau : une réforme engageant l’avenir de la nation était ainsi envisagée sous l’angle de la tactique comme si, en France, seule l’habileté manœuvrière des dirigeants pouvait venir à bout du déchaînement des intérêts particuliers, corporatistes et catégoriels !

Ce biais n’est-il pas, toutefois, un trait français plutôt qu’une spécificité du macronisme ?

Je ne souscris pas au cliché selon lequel les Français seraient par nature rétifs aux réformes et je me garderai bien de les qualifier de “Gaulois réfractaires” comme l’a fait le Président car, comme en témoigne l’élan modernisateur des Trente Glorieuses, les Français sont tout à fait capables de s’engager collectivement dans de grandes entreprises de transformation. En revanche, je suis persuadé que la façon dont nos dirigeants, et singulièrement M. Macron, conçoivent la politique, depuis une bonne vingtaine d’années, est un frein considérable aux réformes. Pour caractériser leur approche, il suffit de citer le chef de l’État lui-même qui, lors de la première concertation citoyenne sur les retraites, avait déclaré, avec la modestie qui le caractérise : “On est en train de réinventer ce que j’ai appelé une république contractuelle”.

Qu’est qui vous gêne dans ce concept de “République contractuelle” ?

Cette expression traduit, à mon sens, une radicalisation de la fiction philosophique moderne selon laquelle la société serait le résultat d’un libre contrat passé entre les hommes qui à l’état de nature vivraient de façon isolée. Or, cette vision a hélas des conséquences délétères sur notre vie sociale. En effet, si la société n’est qu’un contrat, n’est-il pas naturel pour les contractants de l’évaluer en mettant dans la balance ce qu’elle leur coûte et ce qu’elle rapporte ?  La République contractuelle est ainsi rongée par une inéluctable méfiance mutuelle : “Et si j’y perdais ? Et si les autres en profitaient plus ?” Elle est un autre nom de “la société de la défiance” décrite par les économistes Yann Algan et Pierre Cahuc. Fonder l’ordre social sur un vulgaire contrat entraîne des citoyens prétendument égaux dans une terrible rivalité mimétique excitant l’égoïsme, l’incivisme et le ressentiment. 

N’est-ce pas tout simplement un trait humain que de se comparer ainsi les uns aux autres ?

Pour une part oui, bien sûr. Dans ses Mémoires d’espoir parus en 1970, Charles de Gaulle déplorait cependant déjà qu’en dépit du modèle social mis en place en 1945, “les rapports sociaux restent empreints de méfiance et d’aigreur : chacun ressent ce qui lui manque plutôt que ce qu’il a”… Toutefois, ce penchant prend une ampleur inégalée dans un cadre institutionnel mettant en avant la figure du contrat car, alors, chaque perspective de modification du contrat crée des craintes. Dans une chronique des Échos consacrée aux périls pesant sur la réforme des retraites, Jean-Marc Vittori, écrivait avec raison : “Des millions de Français se sont fait une idée assez précise de ce qu’ils risquent de perdre. D’autres millions de Français ne savent pas encore très bien ce qu’ils ont à y gagner. Jamais sans doute réforme française n’a impliqué à la fois autant de gagnants et de perdants.” Tel est le destin d’une “République contractuelle” : transformer ses meilleurs citoyens en individus suspicieux soupesant avec des scrupules d’apothicaires chacun des termes de l’avenant proposé au contrat.

Dès lors, à quelle autre notion nos dirigeants devrait-ils faire appel pour mobiliser nos compatriotes sur les nécessaires réformes à mener ?

J’ai la conviction que les Français sont tout à fait disposés à faire des efforts et même des sacrifices à condition qu’on leur propose des réformes placées sous le signe de l’intérêt général et du souci de l’avenir. Or, la République contractuelle a, par nature un cruel manque de profondeur historique. En effet, si la société ne préexiste pas au contrat, pourquoi ferait-on le moindre effort pour qu’elle perdure dans l’avenir ? Une société purement contractuelle enferme ses membres dans un éternel présent, tenaillés par la frousse de perdre un jour les droits de créance acquis aux dépens du collectif. Comme le relevait Marcel Gauchet, “en l’absence de perspectives, la seule chose qui rassure, c’est ce qu’on a, et toute rupture du statu quo apparaît grosse de catastrophes en chaîne”. C’est bien ainsi que s’explique l’incapacité à consentir à des réformes pourtant indispensables aux prochaines générations. En se racontant qu’elle s’était créée elle-même, la société contractuelle ne se sent ni redevable à ses aïeux ni responsables de ses enfants. Son inconsistante entraîne son inconséquence.

Est-ce à dire qu’une société aussi hantée que la nôtre par le mythe du contrat social serait condamnée à mourir de l’incapacité à mener à bien tout changement d’importance ?

Certainement pas ! En effet, la froide fiction d’une société créée par un contrat ne s’est jamais totalement substituée au sentiment de former une communauté nationale. Pour reprendre la distinction classique opérée par Ferdinand Tönnies, la France est certainement une Gesellschaft, une société fondée sur l’intérêt individuel, la compétition et le calcul, mais elle reste, simultanément, une Gemeinschaft, une communauté unie par des liens fraternels et transcendée par une histoire, une culture, une identité, des fiertés et des espoirs partagés. Ce sont là des sentiments très vrais et très forts qui, s’ils étaient simplement reconnus et valorisés, balayeraient les petites habilités et les vils marchandages qui tissent notre impuissance à réformer. J’en veux preuve que, dans ma pratique professionnelle de consultant en accompagnement du changement, la fierté d’appartenance à une entreprise est l’un des plus puissants leviers à utiliser pour mobiliser les salariés dans un projet de transformation, y compris les plus difficiles. Nos concitoyens ne sont pas les égoïstes décrits par certains. Et comme le prouve leur profonde crainte d’un déclin du pays, je les crois même tout à fait capable de consentir à des gros efforts pour le conjurer. J’en veux d’ailleurs pour preuve que, dans de nombreuses enquêtes d’opinion, les Français se déclarent simultanément optimistes pour leur propre avenir et inquiets pour celui du pays. C’est regrettable que les porteurs de réforme ne répondent pas à ce légitime souci pour la collectivité car c’est un gigantesque réservoir d’énergie, jusqu’ici inexploité…

Philippe Schleiter est spécialiste du changement dans les organisations. Consultant depuis 15 ans et lui-même chef d’entreprise, il accompagne de nombreux dirigeants de grandes sociétés dans la conduite des projets de transformation à fort enjeu humain. Il a récemment publié Management, le grand retour du réel (VA Éditions, 2017), un vibrant plaidoyer pour le retour au bon sens managérial.



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