Journal de l'économie

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« Plutôt avoir tort avec Sartre que raison avec Aron »





Le 31 Janvier 2022, par Philippe Cahen

Cette boutade ignore son auteur. Reste que Sartre fut des années durant le messie des opprimés malgré le goulag soviétique et Aron représentait « l’affreux capitaliste ». Il a fallu plusieurs années pour admettre que « le Spectateur Engagé » (Wolton et Missika, Éditions de Fallois, 1981), Aron, avait raison plus qu’à son tour.
Nous vivons une époque semblable, des affirmations s’imposent sans nuance. À l’inverse des années 60 et 70 où la plume et la parole étaient lisibles et audibles, aujourd’hui, Twitter au poing, la discussion est bâclée.


Image Pxhere
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Mieux vaut avoir tort dans une logique de temps court que raison dans une logique de temps long.

Le temps court est priorisé. Dire vite et fort – même faux, mettre de son côté les rieurs sur les réseaux sociaux est plus efficace que déployer sa pensée en nuances.
Affirmer que le papier de presse est autant d’arbres que l’on abat reste une évidence populaire alors que le papier, qu’il soit de presse ou d’édition, est soit fait de chutes de bois d’œuvre (dont l’écorce et les branches), soit recyclé. Mais le propos est sans cesse répété et répandu.

Affirmer que les centrales nucléaires produisent du carbone est une grossière erreur. La « fumée » qui sort d’une tour de réfrigération de centrale nucléaire est de la vapeur d’eau. Il y a bien un peu de carbone lié au processus industriel, mais très peu. Le propos est répété à l’envi.

Affirmer que des champs d’essais agricoles sont nécessairement des champs d’OGM qu’il faut détruire a été catastrophique, car la pousse d’une plante est affaire d’années. Des centres de recherche français se sont alors déplacés aux États-Unis, en Inde, en Chine … avec leurs budgets, leurs emplois et finalement les chercheurs.

Le propos est commun : le papier c’est de l’arbre abattu, la centrale nucléaire crache dans l’air de la pollution donc du carbone, un essai de plante c’est forcément de l’OGM ou de la chimie. L’ennui de ces propos est une large confusion sur le sujet du papier comme du nucléaire ou des adaptations de plants par exemple au changement climatique. Mais la rapidité de la formule fait mouche et s’installe dans l’évidence commune. « Mieux vaut avoir tort avec Sartre que … ».

La commission Bronner, « Les Lumières à l’ère numérique », dans son rapport rendu le 11 janvier 2022, a démontré que lutter contre ces fausses informations qui s’apparentent à des « fake news » est souvent peine perdue. Aujourd’hui, avoir tort avec Sartre, s’apparente à une désinformation organisée.
Twitter au poing, le propos est répandu à l’envie.

Pieds et poings liés à la Chine aujourd’hui, à la Russie demain : Sartre ferme les yeux

La transition énergétique est une évidence admise depuis des années avec des arguments forts : pour sauver le monde du dérèglement climatique, il faut réduire les causes premières, les émissions de carbone, donc réduire la consommation d’énergies carbone et pousser l’efficacité numérique pour contribuer à l’efficacité énergétique : supprimons les énergies carbone (et le nucléaire dont les déchets représentent un danger à plusieurs milliers d’années) et remplaçons-les par des énergies renouvelables, gratuites et indéfiniment disponibles.

Ce qui tombe sous le bon sens a trois inconvénients majeurs connus de tout un chacun - « avoir raison avec Aron » serait changer notre manière de vivre - mais sur lesquels un voile pudique est posé – « avoir tort avec Sartre » :

Le premier inconvénient est que créer un réseau d’énergies renouvelables pour récupérer ces énergies gratuites, donc supprimer les réseaux existants de distribution électrique et en créer de nouveaux, a un coût qui se chiffre en centaines de milliards d’euros (en France entre 750 et 1.000 milliards € selon RTE). Ce coût va relever le prix de l’électricité, mais cela est pudiquement ignoré. En janvier 2022, la hausse du prix de l’énergie conduit à un trouble social important.

Le deuxième inconvénient est que l’installation des transformateurs d’énergies renouvelables en électricité – outre de la bétonisation de terres, car des milliers d’hectares sont nécessaires par exemple aux éoliennes ou aux panneaux solaires – et créer leur lien au réseau de distribution implique un besoin important de matières premières aujourd’hui en état critique – en quantité limitée - comme le cuivre, le cobalt, le lithium, le nickel … et les terres rares. Or la plupart de ces matières transformées viennent de Chine, de régions où le prix de la main-d’œuvre est bas et le regard sur les conditions de travail est plus que distant. S’il s’agissait de textile, le non-achat serait imposé, car d’autres pays produisent du textile. Ici, le prix chinois est tellement bas qu’il a écrasé la concurrence comme l’usine Rhône-Poulenc de La Rochelle qui a dû se délocaliser en Chine.

La dépendance à la Chine est pour l’instant totale et pour bien des années.
Le troisième inconvénient est que les besoins en matières premières et terres rares sont exponentiels pour répondre à la transition énergétique. Les recherches sont mondiales et parfois refusées comme pour Rio Tinto en Serbie pour une mine de lithium. Or un pays, le plus vaste du monde, pense en avoir des ressources « sans fin ». La Russie bénéficie en effet du réchauffement climatique d’une part par l’ouverture d’une voie navigable Nord qui fera gagner un tiers de temps aux bateaux venant de Chine et se rendant par exemple à Rotterdam, et d’autre part par la fonte du permafrost libérant au moins 5 millions de km² de terres sibériennes. Autant dire que les mines sont à portée de pelleteuses ! Les liens actuels (voir l’affaire ukrainienne) entre la Chine et la Russie sont politiquement très proches. Ce ne sont pas des pays où les conditions de vie humaines sont l’alpha et l’oméga de toute décision économique.

Chacun connait ces trois « inconvénients » qui sont plutôt des freins, voire des interdits à un tel projet de transition énergétique. Mais l’opinion favorable passe outre.
L’expression « transition énergétique » signifie en fait « changement d’énergie » puisque l’on veut remplacer l’énergie à base de carbone qui est en quantité limitée (pétrole, gaz, charbon) par de l’énergie dite renouvelable qui est sans limite mais demande en fait beaucoup de matériaux en quantité limitées ou rares. Nombreux sont les scientifiques qui constatent que dans le système social actuel, la transition énergétique vers le changement d’énergie est utopique.  

« Avoir raison avec Aron » : plus de pavillon, favoriser le co-voiturage

« Avoir raison avec Aron » aujourd’hui dans l’optique de la « transition énergétique » c’est surtout consommer moins d’énergie. Voici deux exemples qui ne vont pas dans la logique de temps court – laisser chacun conserver ses habitudes - mais qui vont dans une logique de temps long – s’engager dans un processus de changement d’habitudes.

En matière de bâtiments, c’est évidemment améliorer l’isolation. En matière de logements, c’est bloquer ou limiter les « pavillons individuels » - contrairement à la forte demande actuelle - et favoriser les petits collectifs pour limiter les déplacements notamment en achats alimentaires et en scolarité. C’est renverser l’IFI (impôt sur la fortune immobilière) et en faire un instrument fiscal d’investissement dans le logement dans les zones en tension, ce qui dégagera du pouvoir d’achat et de la mobilité géographique par baisse naturelle des loyers avec 800 000 logements construits chaque année. Le pavillon, un rêve sacré d’un autre temps.

En matière de transports, l’objectif est de limiter les déplacements individuels. Évidemment, c’est un changement de logique. Par exemple, il ne s’agit pas aujourd’hui de donner une « prime énergie » pour compenser la hausse du carburant de la voiture, mais d’encourager le co-voiturage en remboursant le Co voituré et en doublant les gains du Co voitureur, et favoriser les voitures à plusieurs passagers sur les vies rapides. Limiter les déplacements individuels, c’est changer l’optique du déplacement et favoriser un système de mobilité autonome et donc d’usage et non plus de propriété. La voiture individuelle, un rêve sacré d’un autre temps.

Prolonger un passé idéalisé ou prendre le risque d’un futur incertain

De toute évidence, nous vivons un temps de transition où les rêves sacrés d’aujourd’hui ne seront plus ceux de demain. Demain sera autre. Mais demain est-ce dans 10 ans, dans 50 ans ou un siècle. On ne le sait pas. Le temps de la Covid-19 nous a appris que nous ne sommes à l’abri d’aucune surprise, bonne ou mauvaise, dans un temps qui peut être très court.

Dans mon expérience de prospectiviste, les entreprises familiales sont plus ouvertes au temps long, au temps de la vision, au temps de l’acceptation du changement qui peut être brutal. Opter pour le temps long est parfois un sacrifice sur le présent.

« Avoir tort avec Sartre » est très populaire. On le voit aujourd’hui dans la campagne présidentielle : « raser gratis » emporte l’adhésion pour un passé idéalisé que l’on veut prolonger. « Avoir raison avec Aron » est le moins populaire, c’est souvent sacrifier un passé rêvé pour mieux assurer un avenir… avec sa part d’incertain.

Je repars en plongée…

Philippe Cahen
Conférencier prospectiviste
Dernier livre : « Méthode & Pratiques de la prospective par les signaux faibles », éd. Kawa


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