Journal de l'économie

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Tout commence en Bretagne





Le 11 Juin 2022, par Christine de Langle

Rencontre avec Pierre-Yves Jaouen, créateur de La Brasserie Graphique


Pierre-Yves Jaouen © Doldabarn
Pierre-Yves Jaouen © Doldabarn
Une liberté créatrice

Depuis toujours Pierre-Yves Jaouen cherche à créer son propre espace de liberté. Un espace qu’il a longtemps estimé menacé, d’abord par l’école.

Ce lecteur de Foucault, « Surveiller et punir », y voit un lieu de privation de liberté, difficile à avouer quand ses deux parents sont enseignants ! Liberté menacée ensuite par un monde professionnel formaté par des modèles de réussite. De fait, le jeune Pierre-Yves réussit. Des études supérieures (Qualité et Environnement) puis un beau parcours dans l’industrie des soft-drinks et de l’emballage industriel pour boissons.

L’Océanographique (artiste : Hélène Latellais, sixlines.ch) © Doldabarn
L’Océanographique (artiste : Hélène Latellais, sixlines.ch) © Doldabarn
C’est une suite de défis qu’il relève brillamment : mise en place d’une plateforme logistique industrielle dans le nord de la France, déménagement de plusieurs sites sur un seul. Démarrage d’une nouvelle activité. En parallèle, il est formateur à l’international et se passionne pour cette confrontation des cultures. Son style de management se rapproche de l’art subtil du chef d’orchestre, ce qui n’est pas forcément bien compris en interne, « si on est là, c’est qu’on n’a aucun talent ! », lui lance un jour un collègue.

Le fab lab ou la philosophie de la co-création

Passionné par le processus de transmission des savoirs, il se lance dans un master des sciences de l’éducation. Comment transmettre ? Comment libérer sa part de créativité ? Persuadé qu’on apprend toute sa vie, il s’intéresse à l’andragogie, la pédagogie pour adultes. En parallèle, l’Université de Brest crée son fab lab, un laboratoire ouvert d’innovation pluridisciplinaire, et propose à Pierre-Yves d’y créer un laboratoire atypique : une approche différente de l’innovation dans le secteur économique local. Des questions qui le passionnent : qu’est-ce qui provoque l’élan créateur chez un individu ? Qu’est-ce que la créativité ? L’école favorise-t-elle la créativité ? On se croirait devant les questions que se pose Léonard de Vinci dans l’atelier de Verrocchio puis, tout au long de sa vie, une vie partagée entre la réflexion et la pratique de son art. C’est tout le dilemme auquel notre universitaire est confronté : comment parler de créativité sans la pratiquer ? Certes, la création artistique lui est familière, la musique, excellent guitariste, il s’épanouit au sein d’un groupe de heavy metal, ou l’écriture de scénario de film d’animation.

L’arrivée brutale du Covid avec ses confinements et ses cours à distance rend absurde la démarche du fab lab, lieu par excellence de rencontres qui favorisent essais et innovations et font naître les co-créations. Pierre-Yves vit cet arrêt comme une nécessaire réflexion sur sa propre définition de la créativité. Il sent bien que le mythe du créateur solitaire et génial, de la création ex nihilo, n’est qu’une illusion et cette période de latence due au virus devient le temps d’incubation nécessaire pour une nouvelle création : reprendre les principes du fab lab et l’appliquer à un produit vivant, la bière. Ouvrir une micro-brasserie et en faire un espace de co-création.

La Brasserie Graphique, micro-brasserie et fab lab à Carantec

La Brasserie Graphique innove et co-crée en permanence. À chaque nouvelle cuvée de bière, une démarche artistique. Une co-construction entre l’artiste et le brasseur. L’artiste est invité à exposer sur les murs de la brasserie et à concevoir l’étiquette des bouteilles. Ainsi, chacun repart avec une œuvre d’art. La bière est élaborée en fonction du thème artistique et son nom est un écho de l’univers de l’artiste. Jouant sur le mot « graphique », Pierre-Yves a créé ainsi la bière « cartographique », « lithographique », « océanographique », « calligraphique » et dernièrement la « pyrographique »,  en écho au flamboiement des œuvres, Pierre-Yves a imaginé une bière au goût rond et épicé qui titre à 6,6° ! Pour le brasseur, la bière et ses bulles sont une illustration de ce potentiel libéré de créativité sans cesse renouvelée.

De nombreuses créations sont à venir, Pierre-Yves a répertorié au moins 80 mots qui finissent par « graphique » ! Vous l’avez compris, c’en est fini des bières standardisées, Pierre-Yves veut rendre ses lettres de noblesse à un produit apprécié dès l’Égypte antique..

Et quand on lui demande pourquoi avoir choisi la bière, sa quête de sens passe par un retour à la terre. La création a besoin de racines. Issu d’une famille d’agriculteurs, c’est en apprenant à « empâter » le mélange grains d’orge et eau pour fabriquer la bière qu’il retrouve les gestes de son grand-père pour nourrir ses bêtes. Au-delà de ses souvenirs familiaux, c’est la volonté de créer son propre espace de liberté, de créativité et de convivialité autour d’un produit « essentiel » et multimillénaire.

La Calligraphique (artiste : Sifat) © Doldabarn
La Calligraphique (artiste : Sifat) © Doldabarn
 
Modèle économique et création artistique

Passé par le Centre de Recherche Interdisciplinaire (CRI), aujourd’hui le Learning Planet Institute qui souhaite « par l’apprentissage, la recherche, l’intelligence collective et la créativité, accompagner les individus et les organisations à s'adapter aux défis toujours plus complexes d’un monde en perpétuelle mutation », Pierre-Yves Jaouen réunit le créatif et l’économique, trop longtemps séparés. Entrepreneur-artiste ? Il préfère le terme d’entrepreneur créatif. Ouvert en avril 2021, sa micro-brasserie est tout de suite victime de son succès. Parti sur une hypothèse de vente de 1600 bouteilles par mois, il en vend 2400 en dix jours ! Contraint de fermer, le temps de brasser à nouveau, il vend 2500 bouteilles à la réouverture en une seule journée. Il faut rapidement repenser le modèle économique. Les micro-brasseries ont le vent en poupe, elles sont 2300 en France, autant qu’en 1900.

Aujourd’hui, il fait face aux questions habituelles de crise de croissance et à la hausse des matières premières (le verre, + 35 %). Son engagement dans l’économie locale est payant. Il a misé sur l’orge bretonne, certes deux fois plus cher que l’Ukrainienne, mais aujourd’hui, il n’a pas de problème d’approvisionnement.

La Brasserie Graphique et son créateur favorisent les rencontres synonymes de co-créations. Les artistes invités sont tous enthousiasmés par ce concept qui rappelle les créations des grands crus du Bordelais Château Mouton Rothschild. L’étiquette de la bière devient œuvre d’art et carte de visite de l’artiste. Les bouteilles à étiquette d’artiste sont en série limitée et ont déjà des collectionneurs fervents. Certains visiteurs de La Brasserie Graphique passionnés par les artistes découvrent qu’on y vend aussi de la bière ! Pierre-Yves, grâce à son vaste réseau d’amitiés musicales ou entrepreneuriales, s’adresse à des artistes à la renommée internationale (Ivan Sigg, peintre, illustration, écrivain poète et dramaturge), ou sait les mettre en lumière les talents (la graffeuse Sifat qui vient d’intégrer les collections de LVMH).

La Lithographique (artiste : Ivan Sigg) © Doldabarn
La Lithographique (artiste : Ivan Sigg) © Doldabarn
 
Des réalisations et des projets
Membre du Syndicat National des Brasseries Indépendantes, Pierre-Yves multiplie les co-créations, à côté de sa collaboration avec les artistes peintres et des musiciens, d’autres co-créations rencontrent un beau succès, un pain à la bière créé avec un boulanger de Carantec, et des mets co-créés avec Nicolas Carro, le jeune chef du restaurant étoilé de l’Hôtel de Carantec. Tous souhaitent partager tout au long de l’année des moments de création et de convivialité.
Et si vous voulez continuer la promenade, un guide original vient de paraître « Rando Bière en Bretagne » sous-titré « la façon la plus rafraîchissante de voir la Bretagne », rien à voir avec le climat breton ! Un jeune couple suisse tombé amoureux de la Bretagne propose des randonnées pour découvrir la Bretagne et se rafraîchir dans ses micros- brasseries. La Brasserie Graphique avec son concept original et ses bières d’exception a une belle carrière internationale devant elle.
 
Avec courage et audace, Pierre-Yves Jaouen a donné forme à son rêve, il a créé son espace de liberté et l’a ouvert aux autres. Il a découvert les joies et les angoisses de l’entrepreneur, c’est ce qu’il souhaitait. Il y cultive le plaisir du partage, la générosité de la transmission et l’enthousiasme exigeant d’une créativité toujours en éveil. 
Prendre le temps de s’arrêter dans ce lieu atypique, c’est s’assurer d’un temps pleinement vécu. Saluons cette réalisation et son succès immédiat, un exemple de la nouvelle économie du XXIe siècle, solidaire, sociale et artistique.
   
Christine de Langle


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