Journal de l'économie

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Le management intergénérationnel






Aujourd’hui, certaines organisations voient en leur sein plusieurs générations en termes de tranches d’âges cohabiter et tenter de travailler ensemble. Les managers et DRH évoquent cette difficulté à trouver des liens de convergences, des synergies entre des individus de profils et de parcours différents, dans un contexte d’économie ouverte et de management collaboratif.


Définition et caractéristiques

D’un point de vue purement démographique, une génération peut être considérée comme un ensemble d’individus nés au cours de la même période. Pourtant, pour le sociologue Karl Manheim (1990), une telle approche ne suffit pas à caractériser une génération. Il serait préférable de considérer une génération, comme un groupe d’individus d’âge proche qui partagent une destinée commune, qui sont exposés à une même réalité sociale, expérimentant les mêmes faits historiques (vécu commun).

Dans le domaine des sciences de gestion, une génération peut  se définir, comme « des individus ayant en commun une même empreinte historique, matérialisée par des expériences et des influences identiques, et un socle commun de règles institutionnelles gérant leur évolution professionnelle avant, pendant et après leur insertion dans le monde du travail ». Une génération n’est donc pas forcément liée à un âge ou une tranche d’âge précise mais plutôt à une période commune en termes d'éducation, d’expériences de vie (période politique, événements, films marquants, chansons emblématiques d'une époque) et de vécu professionnel (guerres, crise, périodes de croissance ou de récession)

Le management intergénérationnel passe par conséquent par la capacité de l'organisation (entreprise, groupe social, équipe de travail) à favoriser une meilleure coopération entre les générations, en vue de créer une valeur collective et spécifique qui tienne compte de cette diversité culturelle.

Mais dans les faits, comment concrètement y parvenir ? Surtout, comment réussir à transformer en valeur ajoutée, ce qui aujourd’hui peut apparaître comme une source potentielle de conflits, d’incompréhensions ou de blocages ?

Le management intergénérationnel: un enjeu essentiel pour les entreprises

Le management intergénérationnel constitue un enjeu pour les entreprises, dans la mesure où cette richesse humaine interroge la capacité des organisations à créer de la valeur ensemble. Il pose la question des apports de la diversité mais des risques possibles de conflits entre des acteurs dont les valeurs et les intérêts se révèlent différents voire antagonistes. Cette situation se voit notamment renforcée avec l’évolution du cadre législatif, marqué par un allongement des trajectoires professionnelles (modalités d'ouverture des droits à la retraite). Tout ceci concourt à réduire les opportunités de mobilité professionnelle pour les plus jeunes. Tout nouvel embauché peut se trouver rapidement confronté à une baisse du rythme de progression de son niveau de vie face à l'absence d'opportunités professionnelles (du fait de postes non libérés), ce qui peut dès lors renforcer son insatisfaction et créer des tensions entre générations.

Cette situation est d'autant plus préoccupante que les évolutions techniques et technologiques contribuent à remettre en cause le principe selon lequel le savoir se transmet des plus anciens aux plus jeunes. En effet, de par leur formation initiale et leur adaptation à un environnement plus technologique et mondialisé, les jeunes recrutés peuvent posséder des savoirs théoriques et techniques plus maîtrisés et en lien direct avec les besoins des entreprises. On peut citer, comme exemple d'asymétrie de compétences favorable aux jeunes recrues, les savoirs en lien avec le numérique, l’informatique mais aussi avec les compétences linguistiques et interculturelles. En effet, nombreux sont les séniors qui ont vécu dans un environnement essentiellement national ou local, et qui peuvent être éloignés de métiers à forte dimension technologique ou à forte mobilité géographique. Ce risque d'asymétrie en faveur des jeunes générations peut dès lors remettre en cause l'équilibre des forces en présence et rendre plus difficile le processus naturel de transmission des plus anciens vers les plus jeunes.

Cette réalité est accentuée par les changements sociaux et sociétaux en cours. Ces derniers viennent peu à peu déconstruire les modèles traditionnels de la société notamment sur les questions de distance hiérarchique, le rapport aux règles institutionnelles (loyalty versus voice ou exit) ou sur l'importance accordée à l'expérience. De même, alors que  la réussite a souvent été associée à la recherche de stabilité et de loyauté envers son organisation (intégration socio-culturelle), d'autres formes d'aspirations émergent, comme la recherche de liberté et de bien-être, le développement de causes sociales et sociétales, la quête de sens ou le besoin de contester l’ordre établi, et par là même  ceux qui l'incarnent, comme par exemple les séniors ou les détenteurs de l'autorité hiérarchique dans l'entreprise.

Face à ce constat, les seniors peuvent par conséquent avoir la tentation de se protéger, en cherchant à conserver la détention d'un statut (fonction d'encadrement), pour lutter contre la fragilisation de leur savoir due à l’arrivée de profils plus jeunes, a priori mieux formés et mieux préparés aux évolutions sociales, sociétales et technologiques. En ce sens, la préservation de leur statut peut être assimilée à une stratégie de défense qui vise à préserver un pouvoir organisationnel qui pourrait être remis en cause, dans le cas d'évaluation actualisée des compétences et contributions de chacun au sein de chaine de valeur de l'entreprise.

Par conséquent l’enjeu est de construire un management adapté et ouvert, non pas à une génération cible mais à l'ensemble des salariés, en tenant compte des changements de valeurs et de compétences qui viennent progressivement remettre en cause l'ordonnancement logique des choses notamment en termes d'apports et d'apprentissage.

Propositions managériales

Face à ce constat, plusieurs orientations peuvent être envisagées.

En premier lieu, il nous semble  important d'éviter la constitution de comparaisons entre groupes culturels et sociaux rivaux basés sur une logique de compétition, avec des distorsions qui peuvent fortement limiter les logiques de collaboration et d'intégration des différences entre générations. En reprenant les travaux de H. Tajfel (1972), il convient de porter une attention toute particulière aux risques de distorsions de discrimination, lorsqu'on aborde des relations intergroupes marqués par des différences culturelles et sociales. La distorsion de discrimination est en effet la tendance à favoriser son propre groupe au détriment de l’autre groupe et/ou à exagérer les différences intergroupe, alors même que des synergies sont possibles. Être différent ne veut pas forcément dire être incompatible. La différence peut en effet signifier la complémentarité, la richesse, l'enrichissement mutuel, la valorisation de dimensions nouvelles ou inconnues, propice à l'analyse critique et à l'innovation. Il convient par conséquent d'éviter des politiques trop ciblées « seniors » ou « jeunes », en favorisant au contraire une gestion dynamique et intégrée de l’ensemble des collaborateurs (équipes multi-générationnelles), où chacun a sa place et a un rôle dans l'organisation.

Le deuxième point majeur consiste à accepter l’incertitude et la complexité, en refusant la simplification cognitive des problèmes et des modes de résolution basés sur une seule dimension aussi pertinente soit-elle. Ainsi, par exemple, la maîtrise des outils digitaux et des réseaux sociaux ne doivent pas faire oublier l'importance des relations interpersonnelles et de la communication non verbale qui peuvent dans ce domaine constituer un champ d'expression inattendu chez des personnes plus âgées dotées d'intuition, d'un savoir relationnel (charisme, personnalité, don de la répartie, humour), de valeurs propres (courage, altruisme, empathie) riches de sens pour des jeunes recrues. Le courage ou l'humour n'est donc pas ici une question d'âge mais bien de personnalités. De même, la flexibilité, l'agilité, l'adaptabilité ne sont pas forcément antinomiques avec le bon sens, la cohérence et une certaine forme de rationalité (cadre de référence).

Il convient aussi de proposer un ensemble les règles de conduite dès la constitution de l’équipe (création d'un socle commun), en redéfinissant les notions de performance, de dynamique collective et d’autorité. Cela passe par une conception nouvelle de l’apport ou de la contribution à l’autre. L’ancien ne doit plus nécessairement se concentrer sur les compétences professionnelles mais davantage sur ses qualités personnelles et son rapport à l'autre et à la vie. Il peut notamment être un reflet, un miroir, une source de questionnement au service du développement du jeune, notamment autour de notions, telles que la consistance, la cohérence, la vision, la finalité, la logique, termes aujourd’hui dépassés ou minimisés mais qui dans le parcours de chacun peut avoir valeur de sens et de construction identitaire. En effet, l’ancien n’a plus forcément les réponses pour demain, mais par son bon sens, sa réalité d’être humain, son expérience, il peut poser de bonnes questions, ou du moins des questions que les jeunes ne se posent plus, et qui individuellement peut résonner en  chacun de nous.

Le partage et la transmission peuvent donc s'opérer dans les deux sens (reverse mentoring) et prendre des  formes diverses, l'entreprise ayant autant besoin de créativité, de souplesse, que de maîtrises technique et administrative. Il peut de ce fait être utile de créer une culture à la fois respectueuse et ouverte qui valorise aussi bien l'institution, le présentiel, le cadre hiérarchique, que l'esprit d'entreprendre et des comportements plus en phase avec les valeurs sociales et sociétales du moment. Prenons ici le cas d'Orange ou d'AXA, où chaque membre du comité exécutif (ou comité de direction) doté d'un important réseau professionnel, et porteur des valeurs de l'entreprise, de son histoire et de ses orientations stratégiques, se voit attribuer un jeune salarié "digital native" au parcours bien différent, qui contribuera également à apporter ses  codes sociaux et sociétaux (engagements pour certaines causes) et modes de collaborations sur les réseaux sociaux (plateforme collaborative, digital workplace...).

Mais de façon plus générale, il convient de favoriser l'intéressement et l'enrôlement de tous, en mettant en avant un projet ou une mission d'intérêt supérieur (comme le droit égal et équitable à l'éducation et à la formation), sur lequel chacun peut se retrouver (parents, enfants, frères et soeurs) et apporter son expérience et ses atouts spécifiques. L'entreprise doit également investir dans des projets à fort impact social (orientation collaborateurs) ou économique (orientation clients), qui concilient performance technologique (utile à l'entreprise) et expérience des utilisateurs (clients, salariés, prestataires...), en misant notamment sur les émotions... C'est-à-dire sur ce qui peut constituer une base d'expérience commune entre des individus a priori différents (référentiel, âge, diplômes, parcours). En effet, le management intergénérationnel doit reposer sur un élan, un mouvement qui transcende les clivages et sur lequel peuvent se développer des initiatives personnelles et une adhésion globale au projet. C’est à cette condition que la gestion des différences et leurs retombées en termes d’apprentissage, de mode de communication, de rapport à l’autre ou encore de performance, peuvent permettre de produire des synergies intergénérationnelles fructueuses.

Conclusion

Le management intergénérationnel est un enjeu majeur pour la performance des entreprises et leur capacité à poursuivre le développement de leurs activités. Au cours de la décennie, plusieurs générations vont cohabiter au sein des entreprises. Chacune d’entre elles sera née dans un contexte économique, social et technologique particulier. Si cette cohabitation peut sur le principe constituer un levier de performance pour les organisations, encore faut-il trouver des solutions adaptées à une intégration réussie.

L'une des orientations consiste selon nous à se détacher d'un modèle trop normatif, en vue de rechercher d'autres rôles aux  acteurs, d'autres formes d'apprentissage, qui puissent aller au-delà des compétences techniques et technologiques, en ayant par exemple recours à des tutorats croisés  entre le sénior et le jeune nouvellement recruté dans différents domaines (gestion de crises, résolution de conflits, management intuitif, intelligence de situations, gestion du temps, management par la patience, gestion de l'échec ...). En effet, dans ce type de situations, la domination d'un groupe culturel sur un autre est plus difficile à établir car elles renvoient à des logiques et des mécanismes différents: les apports de chacun peuvent pleinement s'exprimer et révéler des contributions originales utiles pour l'organisation, où la diversité des profils devient un atout majeur.

A l'instar du management interculturel *, le management intergénérationnel doit avoir comme ambition de confronter la part de vérité de chaque génération, de manière à créer de la valeur collective pour tous. Il s'agit par conséquent d'un mode de gestion et d'animation qui doit avant tout miser sur la diversité des talents (et des situations) plutôt que sur un référentiel de compétences de type normatif qui par définition avantage les générations les plus jeunes en prise directe avec les évolutions de l'environnement.

C'est en effet, par ce changement de paradigme qu'il sera possible de fédérer des profils  très différents et de valoriser ce qui devrait être au centre de la mission de l'entreprise, à savoir sa richesse humaine.

Bibliographie

Beligond A. (2018), Les clés du management intergénérationnel en mode collaboratif, Editions Afnor.
Mannheim K. (1990), Le problème des générations, Armand Colin.
Meier O. (2019), Management interculturel, 7ème éd., Editions Dunod. (*)
Meier O. (2017), "Les nouvelles formes de travail et la question intergénérationnelle", Séminaire de recherche ACM.
Fernagu Oudet S., Batal C. (dir.) (2016), (R)évolution du management des ressources humaines. Des compétences aux capabilités, Presses Universitaires du Septentrion
Galland O. (2011), Sociologie de la jeunesse, édition Armand Colin.
Barabel M., Meier O., Perret A. (2012), Travailler avec les nouvelles générations, Editions Studyrama.
Barth, I. Falcoz Ch.(2010), Nouvelles perspectives en management de la diversité - Egalité, discrimination et diversité dans l’emploi. Cormelles-le-Royal : EMS Editions
Brillet, Franck et al. (2012), "Quelles trajectoires professionnelles pour la génération Y ?", Gestion 2000, Vol. 29, p. 69-88.
Grima F. (2007), "Impact du conflit intergénérationnel sur la relation à l’entreprise et au travail : proposition d’un modèle", Management & Avenir, mars, 13, p. 27-41.

Note:



Olivier Meier
Olivier Meier est Professeur des Universités, HDR (Classe exceptionnelle), directeur de... En savoir plus sur cet auteur


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