Journal de l'économie

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Souveraineté numérique dans le cyberespace (8)





Le 20 Avril 2022, par Olivier de Maison Rouge

Nous avons proposé à travers plusieurs études, dont celle-ci constitue l’épilogue, une analyse juridique globale de la souveraineté numérique dans le cyberespace.
Nous concluons ci notre propos :

Chaque nation cherchera à maximiser ses avantages et à s’assurer de son indépendance pour, en dernier ressort, n’avoir à compter que sur elle-même.
Cette autonomie, en cas de conflit, constituant, finalement, le socle et la crédibilité de la souveraineté.
Pierre BELLANGER


Souveraineté numérique dans le cyberespace (8)
Le cyberespace n’a rien de virtuel. Si l’écran renvoie à un monde idyllique ou fantasmé, tel que celui construit par les réseaux sociaux (où l’écran constitue déjà une frontière avec le monde réel), il repose sur des enjeux aussi bien géopolitiques que stratégiques ainsi que sur des supports matériels.
 
Nous avons vu que le cyberespace recevait une définition juridique et revêt des attributs technologiques :
  1. Une couche « infrastructure » composée de centres d’hébergement de données, câbles sous-marins et réseaux Telecom, satellites, antennes, etc. jusqu’aux supports informatiques (hardware).
  2. Une couche « logicielle » à savoir l’ensemble des programmations, applications, solutions numériques, destinées à mettre en œuvre un système automatisé de données
  3. Et enfin une couche « sémantique » ou dite encore « cognitive » ou « informationnelle » constituée des données elles-mêmes ou rassemblée sous forme de base de données [1].
On voit bien combien les États-Unis d’Amérique – qui ont créé et déployé Internet – ont pris un ascendant certain dans le domaine et imposent là encore leurs standards et leurs règlementations sur l’ensemble des couches.
 
 
Les nouvelles rivalités géonumériques
 
Si cet espace technologique a été largement préempté jusqu’à ce jour par les GAFAM [2], il est disputé désormais par les BAHTX [3], ce qui correspond peu ou prou à un nouveau rideau de fer numérique entre puissances rivales. Et ces poursuivants technologiques s’efforcent d’être présents dans tous les leviers numériques. Car, qui dispose de la maîtrise des trois couches, est souverain dans le cyberespace.
 
L’objectif de souveraineté numérique est donc de retrouver la maîtrise technologique dans les trois couches du cyberespace, sans quoi, si l’une fait défaut, il demeure un lien de dépendance qui obère le potentiel d’autonomie et expose également à toute forme de vulnérabilité extérieure.
 
A cet égard, « les investissements russes et chinois de ces dernières années semblent présager d’un paysage numérique mondial en mutation, avec des pôles régionaux émergents, concurrents du bloc américain » (…) « La dimension économique n’est donc plus la seule motivation des acteurs pour investir dans leurs infrastructures nationales. Cette question revêt aussi des aspects politique et stratégique, et est devenue un enjeu de souveraineté nationale, voire de puissance » [4].
 
Pour recouvrer cette souveraineté numérique, le moins-disant le plus facile [5] – chemin le plus court que semble emprunter la France – est la relocalisation des données dans un « cloud de confiance » (à défaut d’avoir su forger un « cloud souverain »). Mais compte tenu des règlementations extraterritoriales intrusives, quand bien même les données sont localisées, elles n’échappent pas aux ingérences étrangères si elles sont déposées sur des solutions ou des hébergeurs étrangers, en particulier américains.
 
 
Des big tech mises au pas par les grandes puissances
 
Dans un contexte de « rideau de fer » numérique à l’œuvre depuis un temps certain déjà, et désormais accru depuis le conflit entre la Russie et l’Ukraine, il est certain que les puissances tentent de domestiquer leurs géants du numérique, c’est-à-dire les faire « rentrer dans le rang ».
 
Après tout, que ce soit en Chine (BAHTX) comme aux États-Unis (GAFAM), ces fleurons ont été propulsés par ces états, que ce soit directement ou indirectement. Dans le cas des GAFAM, leur expansion a effectivement été générée dès l’origine par la commande publique grâce au buy american act et au small business act notamment.
 
Ces big tech, dans les deux pôles géopolitiques, sont tout particulièrement des « biens à doubles usages » (BDU), reposant tant sur des utilisations civiles que sur des financements et usages militaires. Les mégacommandes au bénéfice des GAFAM proviennent pour beaucoup du Pentagone ou de la DARPA, son fonds dédié à l’innovation technologique.
 
Par rapport aux centres européens d’hébergement de données dits « neutres » (OVH Cloud et d’autres) qui reposent sur le modèle de type Infrastructure as a service (ou IaaS, à savoir l’hébergement pur sur des serveurs accessibles à distance), leur force vient précisément du fait qu’ils offrent des hébergements avec logiciels et services associés (Software as a service ou SaaS) permettant de valoriser leurs solutions numériques.
 
Et à bien y regarder, les GAFAM sont aujourd’hui une forme de service public numérique. Certes, il ne s’agit pas de service public au sens où nous l’entendons dans l’administration française ou européenne, mais ces services remplissent des fonctions similaires, déléguées à des entreprises privées, montrant là encore la forte imbrication public-privé des GAFAM et cette interdépendance.
 
Ainsi, les GAFAM fournissent des centres de stockage de données (comme le fait désormais La Poste), offrent des services de messageries électroniques et téléphonie (comme La Poste), d’identité numérique (comme l’État civil), de certification et signature électroniques, de services de mutuelles santé et assurances (Amazon), d’information (comme France Télévision), etc. ils ont tout d’une grande administration électronique présente au cœur du cyberespace.
 
C’est pourquoi, lors de son mandat, Donald Trump avait tenté de lancer des poursuites anti-dumping contre ces géants du numérique, non pour les affaiblir, mais bien pour les soumettre à sa politique et plus largement à l’autorité de l’État fédéral US.
 
À l’opposé, après avoir disparu plusieurs semaines durant, Jack Ma, ex-patron d’Alibaba, a depuis lors démissionné de la présidence de son groupe. Ce faisant, les autorités chinoises ont largement mis fin à cet « état dans l’État ». les BAHTX sont tout autant mis au pas.
 
C’est dire si ces big tech sont désormais armés en matière de souveraineté numérique dans le cyberespace à l’heure où la guerre froide électronique est à l’œuvre.
 
 
Facebook-Meta, le maillon faible ?
 
Et dans ce conflit latent, peut-être est-ce Facebook le maillon faible du côté américain.
 
En effet, ayant été parmi les premiers des réseaux sociaux, puis à coups d’acquisition de briques technologiques complémentaires, Facebook s’est constitué un empire numérique. Mais depuis peu, la réussite semble être moins de mise. Son dirigeant a fait l’objet d’auditions peu complaisantes par les parlementaires américains et européens, suite à des révélations de salariés du groupe sur les pratiques de la firme de Paro Alto. De même, le groupe a été ébranlé par le scandale Cambridge Analytica, qui a usé des opinions politiques des utilisateurs du réseau social, accusé d’avoir favorisé l’élection de Donald Trump.
 
En outre, pour maintenir ses recettes publicitaires, le réseau augmente artificiellement ses utilisateurs.
 
Depuis lors, le réseau perd des abonnés et se voit relégué en queue de peloton des autres GAFAM en termes de chiffre d’affaires et de bénéfice. Facebook se voit dépassé en attractivité par Instagram, Twicht et Tik Tok.
 
Et, ayant souhaité de s’affranchir précisément de la tutelle américaine, a commis le crime capital de lèse-majesté en voulant battre monnaie avec le projet de Libra, devenu Diem, dont les fondateurs ont quitté l’initiative. Avec cette initiative, la firme de Mark Zuckerberg s’attaquait au privilège de l’état et à la souveraineté monétaire [6]]url:#_ftn6 . Depuis lors, il est un quasi-paria des entreprises de la côte Ouest.
 
Enfin, que la maison mère se soit rebaptisée Meta à l’heure du Metavers, montre également la tentation affichée de préempter ce support émergent, mais aussi une certaine forme de fébrilité face aux technologies avancées qui lui échappent en grande partie. Sa cotation en bourse est d’ailleurs à la baisse.
 
 
Fiscalité et régulation comme seule défense européenne
 
Afin de contrer cette hyperpuissance numérique, il y a eu une tentative de fiscalisation des big tech – qui éludent considérablement l’impôt européen grâce au dumping irlandais – avec la taxe dite « GAFA » qui s’est in fine transformée en résolution (pieuse) de taux d’imposition minimal adoptée par l’OCDE.
 
Faute d’avoir su faire éclore des entreprises de taille critique, les Européens sont réduits à la régulation qui s’impose comme la dernière mode. En effet, à défaut d’avoir su être conquérants ou à tout le moins offensifs, l’Union européenne une nouvelle ligne Maginot juridique. On se souvient dans la mémoire collective combien cette ligne de défense a été contournée.
 
Tout le problème en réalité vient de la difficulté de trouver une convergence d’intérêts parmi tous les états membres de l’UE. Il y a bien une réelle volonté de tenter de domestiquer les big tech et en particulier les GAFAM. Le RGPD de 2016 en a été le fer de lance et bientôt le digital market act et le digital service act. Mais ce sont essentiellement des textes de régulation défensive.
 
 
La France à l’avant-garde technologique ?
 
Contrairement à ce qui a souvent été dit à tort, le Plan Calcul n’a pas été totalement un échec.
 
Il a été pensé à l’origine lorsque la société Bull est passée sous pavillon américain. Cela a permis en particulier de fonder les bases de l’INRIA. L’initiative a permis de faire éclore les prémices d’une entreprise comme Alcatel, dépouillée depuis lors de chez usines délocalisées en Asie, et vidées de ses brevets par une fusion ratée avec Lucent.
 
Ce plan Calcul a également favorisé France Télécom en tant qu’opérateur souverain, ayant déployé des infrastructures de téléphonie et réseaux particulièrement opérants.
 
De même, la compagnie CSF, créée par le plan Calcul, fut ensuite rachetée par Thomson, et la Sagem a vu le jour corrélativement, pour ensuite donner Thalès, un fleuron technologique.
 
L’échec du plan Calcul repose au fond sur un recul politique (par Valéry Giscard d’Estaing en 1975). C’est donc un manque de volonté qui a sonné le glas de ce plan dont les fondations ont néanmoins constitué aux prémices de l’informatique française. Or, le Plan Calcul répondait à cette vision colbertiste évoquée plus haut.
 
Aujourd’hui, la French Tech tente modestement de relancer un élan dans le numérique. Mais l’effort est manifestement insuffisant par manque de moyens, mais surtout parce que l’environnement a été préempté depuis lors par les big tech ce qui rend difficile toute création numérique souveraine, indépendante des services ou ressources étrangères.
 
Il faudrait donc convertir cette initiative en Plan précisément, avec une volonté affichée d’indépendance technologique ; aussi convient-il définir un cadre structurant et constituer un environnement favorable, appuyé sur des filières dûment accompagnées afin de satisfaire ce besoin d’autonomie stratégique dans les trois couches du cyberespace.
 
Cela repose par conséquent sur la création d’un grand ministère de l’industrie, du commerce extérieur et du numérique. C’est la condition de la souveraineté économique et numérique.
 
 
 
Pour aller plus loin :
BABEAU Olivier, Le nouveau désordre numérique. Comment le digital fait exploser les inégalités, Buchet Chastel, 2020
BELLANGER Pierre, La souveraineté numérique, Stock, 2014
CATTARUZZA Amaël, Géopolitique des données numériques. Le Cavalier bleu, 2019
DUGAIN Marc et LABBE Christophe, L’homme nu. La dictature invisible du numérique, Robert Laffont, 2016
MAISON ROUGE (de) Olivier, Cyberisques. La gestion des risques juridiques à l’ère numérique, LexisNexis, 2018
PITRON Guillaume, L’enfer numérique, Les liens qui libèrent, 2021
TOLEDANO Joëlle, GAFA reprenons le pouvoir ! Odile Jacob, 2020
« Souveraineté numérique : essai pour une reconquête », par le Cercle de la donnée et l’Agora 41, 2022
 
 
Partie 1 : Souveraineté numérique dans le cyberespace (1) (journaldeleconomie.fr)
Partie 2 : Souveraineté numérique dans le cyberespace, (2) (journaldeleconomie.fr)
Partie 3 : Souveraineté numérique dans le cyberespace (3) (journaldeleconomie.fr)
Partie 4 : Géopolitique de l'hébergement de données et souveraineté numérique dans le cyberespace (4) (journaldeleconomie.fr)
Partie 5 : Géopolitique de l'hébergement des données et souveraineté numérique dans le cyberespace (5) : Le cas de la Russie (journaldeleconomie.fr)
Partie 6 : Souveraineté numérique dans le cyberespace (6) (journaldeleconomie.fr)
Partie 7 : https://www.journaldeleconomie.fr/Souverainete-numerique-dans-le-cyberespace-7_a11060.html
 
[1] Montauge F. et Longuet G, Rapport fait au nom de la commission d’enquête sur la souveraineté numérique remis à la présidence du Sénat le 1er octobre 2019
[2] Google, Amazon, Facebook – devenu Meta – Apple et Microsoft.
[3]  Baïdu, Alibaba, Huawei, Tencent, Xiaomi
[4] CATTARUZZA Amaël, Géopolitique des données numériques. Le Cavalier bleu, 2019
[5] Guillaume Poupard, directeur de l’ANSSI, en préface de l’ouvrage « Souveraineté numérique : essai pour une reconquête », par le Cercle de la donnée et l’Agora 41, 2022
[6] « Souveraineté numérique : essai pour une reconquête », par le Cercle de la donnée et l’Agora 41, 2022


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