Journal de l'économie

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L'influence normative et l'intelligence juridique : un enjeu fondamental de la guerre économique





Le 6 Janvier 2020, par Olivier de Maison Rouge

Chacun sait que le droit est une des armes de l’affrontement industriel et commercial actuel, notamment dans sa dimension ayant trait à l’intelligence économique (1). Il est cependant légitime de s’interroger pour savoir si le droit n’est-il pas à son tour devenu depuis, quelques années déjà, un des principaux enjeux de la guerre économique.


L'influence normative et l'intelligence juridique : un enjeu fondamental de la guerre économique
Précisément, le droit, qui participe à la conquête des marchés économiques, ne doit pas être relégué à un simple instrument non efficient. Il est nécessaire de rappeler la place du droit en matière de rayonnement et de puissance. Dans son essence même, il sert d’étalon et de norme aux entreprises humaines et aux activités commerciales, c’est pourquoi il met en exergue les traits saillants de sa substance en termes de sécurité et d’influence.
 
Le défi actuel qui appartient aux Européens réside donc dans la reconnaissance et l’affirmation de leur droit romano-germanique [2]. A ce titre, la négociation du traité TAFTA sonnera-t-elle le glas du droit romano-germanique ?
 
DROIT ROMANO-GERMANIQUE CONTRE DROIT ANGLO-SAXON
 
Même si le différend n’est pas toujours aussi ténu dans les faits, on peut néanmoins dégager les lignes d’affrontement systémiques :
 
Il est couramment admis que le droit continental, qui affirme le primat du Code civil, se traduit par la prééminence de la Loi écrite sur la volonté des parties, au nom de l’intérêt supérieur (encore nommé « ordre public »). Plus largement, la Loi est perçue comme l’expression de la volonté générale, raison pour laquelle elle a une valeur supérieure.
 
A contrario, le droit coutumier (qui est une traduction du common law), fait prévaloir le Contrat, comme affirmation de l’autonomie de la volonté des parties. Il s’agit d’une conception plus libérale, tandis que le droit continental souffre davantage l’immixtion du juge dans le contrat.
 
En matière procédurale, les règles diffèrent largement. Ainsi, en droit continental, le procès est mené sur le mode dit « inquisitoire », ce qui laisse toute autorité au magistrat pour conduire les débats. Il administre la constitution et la communication des preuves [3].
 
En droit coutumier, si le juge n’est pas moins un acteur du procès, la justice étant nommée « accusatoire », il est relégué à un statut d’observateur des moyens et pièces produits par les parties, selon leur propre initiative. Les parties – et leurs avocats – dirigent les débats. Cela se constate notamment dans la procédure dite de « discovery » aux termes de laquelle les parties au procès se mettent d’accord par convention judiciaire, sur les pièces et témoignages du dossier. C’est la traduction, dans la pratique, de la notion de droit collaboratif, récemment introduite en droit positif français par la procédure participative [4]. De même, la jurisprudence a une valeur supérieure.
 
LE COMMON LAW AFFIRMATION DE PUISSANCE ECONOMIQUE
 
Cette bataille des systèmes normatifs n’est pas neutre dans le cadre des économies ouvertes contemporaines, dans la mesure où le droit est partie prenante dans la traduction des relations commerciales.
 
Ainsi, il est patent de relever que :
  • « La capacité des entreprises à exporter dépend en grande partie du cadre juridique qui les contraint dans le pays d’importation et dans lequel elles déploient localement leurs initiatives ;
  • Pour exporter du droit, il faut d’abord exporter des professionnels : dans les années 70, les anglais ont favorisé l’exportation de leurs juristes, notamment les avocats des banques britanniques, ce qui explique qu’aujourd’hui le droit financier international soit largement d’inspiration anglo-saxonne. » [5]
 Il s’agit bien là de la progression du droit coutumier par la pratique du soft power  imposant des normes internationales qui mécaniquement amenuisent la part du droit romano-germanique au bénéfice du common law, lequel s’impose in fine comme étant le plus petit dénominateur commun à l’échelle universelle.
 
En outre, cette affirmation de la norme juridique anglo-saxonne n’est pas menée sans effet contraignant. Ainsi que cela a déjà été mis en évidence [6], l’affaire BNP PARIBAS fut instrumentalisée en dehors de toute sanction judiciaire, afin d’amener la banque à payer une amende record, sous la menace de voir sa licence être retirée sur le territoire américain. En outre, d’autres entreprises pourraient être ciblées, au nom du même principe d’extraterritorialité (traduisant la notion de sujétion à un empire). On a également vu de quelle manière ALSTOM, en dépit du renforcement a posteriori par Bercy du contrôle des acquisitions de sociétés françaises dans des secteurs stratégiques, a été happée par General Electric (GE), au détriment de l’alliance avec SIEMENS. Cette cession a là encore été nouée sous la pression du Département de la Justice américain (DOJ), au motif que la société était visée par une plainte pour corruption (amende encourue de 722 millions de dollars).
 
Tout cela traduit en conséquence une influence économique et juridique intensifiée mais également, ce qui est à regretter, une cécité de l’Europe, à tout le moins un vide stratégique.
 
L’enjeu fondamental est désormais d’apprécier les grandes évolutions géopolitiques qui vont peser durant plusieurs décennies, en matière de pôle décisionnel et de centre d’impulsion économique mondiale. A cet égard, on peut se satisfaire de voir que les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) ont globalement adopté un système juridique de droit civil. Or, ces pays ont depuis lors fait basculer le monde dans un système multipolaire et il faudrait désormais davantage considérer leur position à l’échelle internationale pour en faire des alliés objectifs du droit continental.
 
Mais il ne faut pas non plus être naïf face à la nouvelle extraterritorialité du droit chinois qui se traduit à travers le programme de conquête commerciale One Road One Belt (OBOR) – ou nouvelle route de la soie - lequel créée une autre forme de domination immatérielle destinée à sécuriser les investissements financiers de l’empire du milieu.
 
Olivier de MAISON ROUGE
Avocat - Docteur en Droit

 
 
[1] Aussi appelé « droit continental
[2] de MAISON ROUGE O. « Le Patrimoine informationnel à l’épreuve du procès – La Stratégie Juridique de protection des secrets d’affaires dans le cadre d’une procédure contentieuse » in Stratégies juridiques des acteurs économiques, Tome 2, Collectif, , Larcier ESSEC, 2012.
[3] Article 2062 et suivants du Code civil, article 1541 et suivants du Code de procédure civile.
[4] http ://thomastoby2012.com/la-guerre-des-droits-une-guerre-économique 16 juillet 2012
[5] HARBULOT C., « Le Terrain miné de l’affaire BNP », in Conflits, n°3, p. 9 ; GARAPON A. et SERVAN-SCHREIBER P. Dir., Deals de Justice, le marché américain de l’obéissance mondialisée, PUF, 2013



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