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Naval Group et le « contrat du siècle » : 50 milliards sous les mers





Le 25 Avril 2024, par La Rédaction

Maison Blanche, 15 septembre 2021. Le Président des Etats-Unis Joe Biden se fait le héraut du « plus grand pas stratégique que l’Australie ait décidé depuis des générations ». Cette décision historique n’est autre que la rupture du « contrat du siècle », un contrat franco-australien de 56 milliards de dollars pour la fourniture de douze sous-marins français de dernière génération. Le gouvernement français, furieux, rappelle immédiatement ses ambassadeurs à Washington et à Canberra.


Les raisons d’un « coup dans le dos » inattendu
 
Le mercredi 15 septembre 2021, l’Australie confirme l’annulation du Future Submarine Program (FSP). Ce contrat, paraphé en 2016, prévoyait l’acquisition par Canberra de 12 sous-marins Attack de Naval Group (ex-DCNS) à propulsion conventionnelle ainsi que la construction d’un chantier naval à Adélaïde. Le montant est alors estimé à 56 milliards de dollars. Pour justifier cette décision, l’Australie prétexte un nouveau partenariat militaire avec les Etats-Unis et le Royaume-Uni, qui lui permettrait d’acquérir des sous-marins nucléaires.
 
Dans le camp français, l’incompréhension est totale. En effet, 15 jours plus tôt, le 30 août, les ministres Jean-Yves le Drian (Affaires étrangères) et Florence Parly (Défense) et leurs homologues australiens Marise Payne et Peter Dutton assuraient vouloir "approfondir la coopération de leurs industries de défense", et soulignaient "l’importance du programme de sous-marins du futur".
 
De plus, l’argument de la propulsion nucléaire des sous-marins surprend. En 2016, au moment de la signature du contrat, les Français étaient en mesure de fournir à la marine australienne des sous-marins nucléaires si elle l’avait demandé. Cependant, l’Australie avait affirmé son hostilité à ce mode de propulsion, jusqu’à interdire dans ses ports les navires en faisant usage.
 
Le Premier ministre australien Scott Morrison fait alors valoir que « la décision de ne pas continuer avec les sous-marins de classe Attack et de prendre un autre chemin n’est pas un changement d’avis, c’est un changement de besoin ».

Ce « changement de besoin » est surtout le résultat d’une pression diplomatique de la part des Etats-Unis et du Royaume-Uni, devant la montée en puissance de la marine chinoise.

En effet, après avoir été chassés de Kaboul le 31 août, les Américains veulent resserrer toutes leurs alliances contre Pékin et rassurer sur leur détermination à défendre leurs partenaires et intérêts en Indopacifique. « Les États-Unis souhaitent développer une base de sous-marins nucléaires d'attaque sur le flanc ouest de l'Australie », analyse le spécialiste de l'indopacifique Emmanuel Veron.

Du côté de Londres, Boris Johnson souhaite redorer son blason en remportant un succès diplomatique dans sa stratégie pour éviter l'isolement international à la suite du Brexit.

Les Australiens, eux, gagnent la conviction qu’ils seront mieux protégés face à la Chine.
 
Un contrat torpillé dans l’ombre  
 
Dans le cas Naval Group et le sabotage du contrat franco-australien, deux moyens principaux furent utilisés : la presse – influence de l’opinion publique – et des agents bien placés – influence des décideurs politiques.
 
En effet, que ce soit avant ou après la signature du contrat, la presse organise dans campagnes antifrançaises pour dénoncer l’accord.  
Le premier argument est d’ordre financier. Par exemple, le 24 février 2021, The Financial Review, le plus important quotidien économique en Australie, déplore un surcoût de 50% (le contrat passant de 32 à 56 milliards) et enjoint le Premier Ministre Scott Morrison d’« étudier comment stopper le contrat avec la France. Et ce malgré les risques diplomatiques ».

L’autre argument porte sur l’incapacité des Français à garder un secret. Pour ce faire, le quotidien The Australian parvient à accéder au dossier technique des sous-marins français vendus à l’Inde (documents tamponnés « Restricted Scorpene India »). C’est ainsi qu’en 2016 fuitent 22 000 documents, avec le détail des plans des systèmes de torpilles et de communications d'un autre modèle de sous-marins français.

La publication de ces documents classifiés est la preuve que l’on tente de décrédibiliser les industriels français pour les empêcher de remporter de nouveaux contrats.
 
Cependant, c’est véritablement l'implication d’agents américains dans l'administration australienne qui va précipiter la chute du contrat français. Ainsi, on compte de nombreux hauts gradés américains dans la sphère politico-militaire de Canberra : l'État-major de la Marine australienne a pour conseiller Donald Winter, l’ancien secrétaire à la Marine américaine sous Barack Obama ; le comité consultatif de construction navale australien compte parmi ses membres un certain nombre d'anciens amiraux de la marine américaine. Ce sont ces hommes clés qui vont travailler dans l’ombre pour saboter le contrat français.
Leur travail sera facilité en 2018 par la nomination d’un nouveau Premier ministre, Scott Morrison, qui ne se sent plus engagé par les promesses de son prédécesseur.
 
Ce travail de l’ombre se concrétise par deux réunions :
  1. En mars 2021 à Londres, les autorités australiennes rencontrent secrètement le patron de la marine anglaise. C'est là que, pour la première fois, Canberra aurait évoqué la possibilité d’évincer la France pour développer une flotte de sous-marins à propulsion nucléaire. Pour les Australiens, le pouvoir britannique semble être un interlocuteur intéressant, car il se sent redevable vis-à-vis des États-Unis, qui l'avait aidé à terminer la construction de ses propres sous-marins nucléaires;
  2. En juin 2021, lors du G7 en Cornouailles, une autre réunion secrète a lieu entre Américains, Anglais et Australiens pour saboter définitivement le contrat français, alors même qu’Emmanuel Macron se trouve à deux pas de là.
 
En septembre 2021, une fois l’affaire rendue publique, Rush Doshi, membre du Conseil National de Sécurité américain, poste sur Twitter les mots suivants : « Six mois de travail acharné ! ». Si ce tweet est supprimé par la suite, il en dit long sur l’implication américaine dans le cas Naval Group. Six mois, c’est donc le temps qu’il aura fallu pour torpiller le contrat français.
 
Les leçons du Trafalgar australien
 
Lorsque le groupe français signa le contrat avec l'Australie, il marchait alors main dans la main avec les États-Unis. On parlait même d'un sous-marin franco-américain : bâtiment français (Naval Group), système d’armement américain (Lockheed Martin).
5 ans plus tard, ce sont pourtant ces mêmes Américains, alliés de longue date, qui persuadèrent l’Australie de trahir son partenaire français.
 
La France peut tirer 3 leçons de ce camouflet :
  1. Ses fleurons industriels doivent veiller à leur crédibilité : les retards, surcoûts, fuites d’informations etc. sont autant d’outils d’influence pour les adversaires des Français ;
  2. Son service de renseignement a été naïf : dès lors que le contrat fut signé, il s’est désintéressé du sujet ;
  3. L’administration française devrait méditer la formule de l’ancien président Charles de Gaulle : « Les États n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts. »
 
Bibliographie
 
https://www.challenges.fr/entreprise/defense/sous-marins-naval-group-le-siderant-coup-de-poignard-de-l-australie_780738
https://www.lepoint.fr/monde/sous-marins-l-australie-rompt-le-contrat-du-siecle-avec-la-france-16-09-2021-2443427_24.php
https://www.lepoint.fr/editos-du-point/jean-guisnel/sous-marins-vendus-par-la-dcns-a-qui-profite-la-fuite-24-08-2016-2063487_53.php
https://www.radiofrance.fr/franceinter/crise-des-sous-marins-australiens-les-dessous-de-l-echec-du-contrat-francais-5392618


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