Journal de l'économie

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Ça la fiche mal ! Chronique historique critique sur le fichage des opinions





Le 2 Février 2021, par Olivier de Maison Rouge

« Je me voyais déjà, en haut de la fiche… »
Le sujet pourrait prêter à la chansonnette et à la badinerie, si en réalité la mesure n’était pas si grave et plus largement liberticide.


Ça la fiche mal ! Chronique historique critique sur le fichage des opinions
Au préalable, rappelons la lettre de l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen des 16-24 août 1789 :
 
Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la Loi.
 
Et souvenons-nous qu’un État, prétendument état de droit, n’est pas toujours bien veillant ni vertueux.
 
Or, il faut admettre qu’à l’heure actuelle, en raison d’une crise sanitaire sans précédent, il est régulièrement porté atteinte aux libertés individuelles. Et cette période critique semble permettre des écarts avec les libertés toujours plus grands, ce qui n’est pas sans nous alerter.
 
Au cas présent, cette chronique entend rebondir sur la décision – pour le moins inattendue, car à contre-courant des principes de protection de la vie privée – du Conseil d’État du 4 janvier 2021, laquelle a validé les décrets du 4 décembre 2020, autorisant à mentionner dans trois fichiers de police, des précisions relatives aux opinions politiques, aux convictions philosophiques et religieuses et à l’appartenance syndicale.
 
Ainsi, les fichiers de Prévention des atteintes à la sécurité publique (PASP), de Gestion de l’information et prévention des atteintes à la sécurité publique (GIPASP) et des Enquêtes administratives liées à la sécurité publique (EASP) peuvent désormais être alimentés par des éléments relevant des opinions personnelles à partir d’identifiants, photos et commentaires recueillis sur les réseaux sociaux.
 
Dans un précédent propos, nous avions mis en garde sur les éventuelles censures de tels médias ; ici, ils sont de purs supplétifs.
 
Cela n’est pas sans nourrir des inquiétudes légitimes et nous conduit une fois encore à interroger l’Histoire.
 
Retour sur les principes qui ont été à l’origine de la création de la CNIL
 
Il est nécessaire de se rappeler dans quelles circonstances la Loi Informatique et Libertés (LIL) est née.
 
De nos jours, à l’heure de la digitalisation des activités – y compris celles domestiques du quotidien – le numérique est présent partout. Ce n’était pas le cas en 1978. Seul l’État et quelques grandes entreprises possédaient la capacité informatique de traiter à grande échelle des fichiers contenant des données nominatives (les supercalculateurs IBM).
 
Précisément, à l’origine de la création de la CNIL, le gouvernement de Raymond BARRE souhaitait mettre en place un fichier numérique pour enregistrer tous les citoyens français, lequel se serait nommé SAFARI [1].
 
Face à une levée de boucliers, au prétexte que l’État n’était pas toujours bienveillant – comme ce fut le cas avec l’adoption des lois « raciales » de 1940 et 1942 – et qu’il ne fallait donc pas permettre aux autorités de disposer librement d’une telle masse de données, la CNIL a été instituée.
 
À l’origine, elle devait protéger les libertés individuelles des citoyens français contre l’État.
 
Depuis lors, ayant forgé une doctrine d’interprétation stricte, elle lutte ouvertement contre toute utilisation des données à caractère personnel, dépassant largement la mission qui lui avait été assignée.
 
C’est pourquoi, avec parfois un zèle certain et contrariant, la CNIL est au cœur du contrôle des traitements de données personnelles, tout en étant le garant du bon usage de ces mêmes données relatives à la vie privée des citoyens, tant par les entreprises que par l’État.
 
Le précédent de 1904 : déjà l’Affaire des fiches
 
Avant l’installation de cette Autorité Administrative Indépendance (AAI), la France avait malheureusement connu des précédents fâcheux en matière de fichages, que ce soit pour des motifs ethniques (lois de l’État français de 1940 et 1942) destinés à exclure les Juifs des emplois publics, mais encore d’en donner une définition raciale, ou encore pour des motifs religieux, pendant la période de laïcisation de la France au début du 20e siècle.
 
Nous revenons en particulier sur cet évènement, bien souvent méconnu du grand public :
 
Nous sommes à l’époque où la jeune troisième République, née de l’effondrement des armées du Second Empire et de l’absence de consensus des monarchistes, a vu un amendement passé à une voix de majorité, donnant à la France un nouveau régime (25 février 1875).
 
Afin de s’assurer de la permanence de ses institutions, la 3e République ainsi bâtie va engager des réformes destinées à reconnaître les libertés collectives État de droit ou état du droit? (journaldeleconomie.fr) mais encore procéder à quelque chasse aux sorcières. Ce sera l’épisode de l’Affaire des fiches.
 
Tout à son œuvre de laïciser la France – qui se traduira par la loi somme toute peu apaisée de Séparation de l’Église et de l’État de 1905 – les Républicains, conduits par Émile Combes et son bras armé le général André, vont s’appliquer à purger l’armée de ses éléments catholiques.
 
Pour ce faire, ils vont ficher les officiers selon leurs opinions religieuses, dès 1900.
 
Faute de parvenir à alimenter en masse ce fichier par les préfectures, ils vont s’adjoindre les services des Francs-Maçons du Grand Orient de France. Ce faisant, les Frères initiés vont communiquer aux Vénérables et Très Respectables de la rue Cadet les noms des officiers allant à la messe, inscrivant leurs enfants dans les écoles catholiques, ayant des épouses membres d’associations caritatives ou religieuses, etc. La Loge collaborant ensuite directement avec le ministère des Armées.
 
Ce mode opératoire va conduire à une élimination de nombreux cadres, soit bloqués dans leur avancement, soit découragés, au bénéfice des officiers libre penseur ; cela en parfaite violation de l’article 10 précité de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.
 
Après les révélations de ces pratiques honteuses, un scandale politique va s’en suivre, amenant la chute du gouvernement Combes, mais encore la mort, dans des circonstances douteuses, du député Gabriel Syveton ayant dénoncé ces conduites attentatoires aux libertés et giflé en public le général André.
 
Au-delà de l’émoi suscité par cette controverse, la conséquence directe fut l’impréparation des armées françaises pour la revanche de 1914, dont l’incompétence des officiers injustement promus amena l’État-major des armées à en muter un bon nombre en arrière des lignes, à Limoges, d’où le terme « limoger ».
 
 C’est dire comme nous le disions en tête de ce propos que l’État n’est pas toujours le mieux inspiré en matière de respect de libertés, et notamment de libertés d’opinion et/ou d’expression.
 
Nous vivons sans nul doute une période extraordinaire – en ce qu’elle sort de l’ordinaire – permettant des exceptions au cours normal des choses. Veillons cependant à ce que l’exception ne devienne pas la règle, et moins encore de manière permanente.

Par Olivier de MAISON ROUGE
Avocat – Docteur en droit
Dernier ouvrage paru « Survivre à la guerre économique. Manuel de résilience », VA éditions, 2020
 
[1] Comme le nom du navigateur d’Apple, comme quoi l’histoire se répète puisque que le RGPD – héritier de la LIL - a clairement été adopté pour contrer les GAFAM parmi lesquels Apple


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