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La percée des BigTech dans le secteur des paiements





Le 12 Mai 2021, par Alexandre Mandil

Le secteur bancaire et des paiements connait depuis ces dernières années un profond bouleversement qui a conduit l’Autorité de la concurrence à enquêter sur la situation concurrentielle dans le secteur des nouvelles technologies appliquées aux activités financières et, plus particulièrement, aux activités de paiement et dont les conclusions ont été publiées le 29 avril dernier.


La percée des BigTech dans le secteur des paiements

Cette évolution majeure est directement liée à une double mutation technologique et règlementaire :
  • En effet, ces dernières années ont été marquées par l’apparition de multiples nouveaux services, et en particulier les services d’initiation de paiement et d’information sur les comptes, ainsi que des méthodes alternatives de paiement, dont le paiement sans contact par carte bancaire, par téléphone mobile et par montre connectée, dans un contexte caractérisé par la consolidation du paiement à distance sur internet. De nouvelles infrastructures participent également à cette évolution et en particulier le développement du cloud computing et l’apparition de la blockchain qui a permis l’essor des cryptoactifs.
  • En outre, la deuxième directive sur les services de paiement (« DSP2 ») a offert un cadre légal à ces nouveaux services de paiement afin d’en sécuriser le développement et a ouvert le marché des paiements en obligeant les banques à donner accès (de manière sécurisée) à leurs systèmes d’information via les fameuses API (Application programming interfaces) et l’infrastructure internet.
     
Cette double mutation se traduit par l’entrée d’acteurs non-bancaires sur ce marché habitué de longue date au monopole bancaire qui peuvent désormais proposer des services de paiement en s’intercalant directement entre les banques et leurs clients.

Parmi ces nouveaux acteurs figurent en premier lieux les « FinTech » qui regroupent à la fois des « start-up » (Lydia, N26…) sans activité préexistante et des acteurs bien établis issus d’autres secteurs d’activités (comme Orange ou Carrefour). En quelques années, ces FinTech sont parvenues à développer de nouveaux services innovants et à simplifier le « parcours client » en se saisissant de toutes les opportunités créées par la réglementation et en profitant de coûts fixes moins élevés (absence d’infrastructures interbancaires et de réseaux physiques d’agences bancaires, systèmes d’information plus modernes…) par rapport aux banques traditionnelles.

Parallèlement à ces FinTech, cette double révolution technologique et règlementaire a permis l’essor des « BigTech », c’est-à-dire principalement les GAFAM américains (Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft) et les BATX chinois (Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi) qui lorgnent avec envie sur le marché européen et sur les précieuses données de ses consommateurs. Forts de leur domination sur les réseaux sociaux, les plateformes en ligne et les technologies mobiles, les GAFAM proposent désormais leurs portefeuilles électroniques (Google Pay, Apple Pay, Facebook Pay…) et songent de plus sérieusement à développer leurs cartes de paiement (Google Card, Apple Card…) leurs banques en ligne voire, comme Facebook avec le très controversé projet Diem (ex Libra), leurs « cryptomonnaies ».

En Chine, les BATX ont développé des offres encore plus complètes (compte courant, assurance, gestion d’actifs), quoiqu’encore très peu présentes en Europe, profitant d’un marché immense et d’un secteur bancaire beaucoup moins développé qu’en occident. Ainsi, forts de leurs services AliPay et WeChatPay, Ant Financial (Alibaba) et Tencent sont devenus des géants du paiement disposant respectivement de 500 et 900 millions d’utilisateurs actifs et s’intéressent de plus en plus au marché européen. Tencent vient notamment d’investir dans les FinTechs françaises Lydia et Qonto par exemple.

Dans son enquête publiée le 29 avril dernier, l’Autorité de la concurrence souligne les évolutions susceptibles de bouleverser les équilibres concurrentiels jusqu’alors en place et notamment l’existence de risques concurrentiels liés au renforcement du pouvoir de marché des grandes plateformes numériques ou au verrouillage des consommateurs dans un écosystème ainsi que le risque de marginalisation, à terme, des acteurs bancaires traditionnels.

En effet, pour conquérir le marché européen, les GAFAM et BATX peuvent s’appuyer sur leur puissance financière colossale qui leur permet d’effectuer des investissements conséquents pour développer des solutions de paiement innovantes : Ant Financial est valorisée à 200 milliards dollars et les activités financières de Tencent le sont entre 160 et 230 milliards de dollars, quand Société Générale par exemple est valorisée à 29 milliards.

Ils peuvent également s’appuyer sur une très large communauté d’utilisateurs (leurs centaines de millions, voire milliards d’utilisateurs, sans commune mesure avec les banques) et sur leur avance technologique (accès à de vastes ensembles de données, capacités d’analyse de ces données via des algorithmes et l’intelligence artificielle, infrastructures modernes…). Grâce à la maîtrise technique de leurs écosystèmes, les grands acteurs du numérique sont en capacité d’offrir un « parcours client » dont la fluidité et la performance sont difficilement réplicables par leurs concurrents et de mieux adapter leurs offres aux préférences ou besoins de leurs clients. Leur puissance financière leur permet même d’offrir « gratuitement » aux consommateurs leurs solutions de paiement avec pour objectif d’accroitre le volume les données collectées via les services de paiement qu’ils proposent et de renforcer encore davantage l’attractivité de leurs plateformes respectives et leurs capacités d’analyse et de profilage de la population.

Ce bouleversement souligne l’échec de la stratégie européenne d’ouverture de son marché conjuguée à une règlementation parmi les plus contraignantes de la planète. De même que le RGPD n’a pas su être un frein à la toute-puissance des GAFAM en Europe, la règlementation européenne particulièrement lourde en matière bancaire ne semble pas en mesure d’inquiéter ces acteurs qui, forts de leur puissance, n’ont pas de difficultés particulières à obtenir auprès des autorités européennes les agréments nécessaires (établissement de paiement, émetteur de monnaie électronique…) à la fourniture de leurs différents services de paiement.

Résultat, selon une étude d’Accenture de fin 2019, les banques risquent d’ici 2025 de perdre à l’échelle mondiale 15 % de leurs revenus liés aux paiements, soit 280 milliards de dollars alors même que les revenus mondiaux générés par ces activités de paiement devraient augmenter de 500 milliards de dollars au cours de la même période.
Toutefois, face à ce sombre constat, les acteurs bancaires traditionnels entendent s’adapter en optant pour différentes stratégies :
  • En investissant directement, via des acquisitions et prises de participation dans des FinTech ;
  • En développant en interne certains nouveaux services visant à intégrer directement ces services dans leurs offres, comme les services d’agrégation de compte qui permettent d’avoir une vision consolidée de l’ensemble de ses comptes bancaires. Ces acteurs bancaires entendent également développer la monétisation des données bancaires, comme la commercialisation auprès des commerçants de rapports de données agrégées et anonymisées leur permettant de mieux cibler leurs clients ;
  • En concluant des accords de coopération ou de partenariat avec des FinTech, ce qui permet aux banques de tirer profit de l’agilité et des innovations des FinTech et à ces dernières de bénéficier de la notoriété des banques ;
  • En concluant des accords avec des BigTech afin de proposer à leurs clients certains services disposant déjà d’un fort développement (Apple Pay, Google Pay, Samsung Pay, Alipay, WeChat Pay…) ;
  • En se regroupant afin de créer de nouveaux acteurs, comme les solutions de paiement françaises Paylib ou Lyf Pay ou le projet de système de paiement paneuropéen, l’European Payment Initiative (EPI).
 
Les banques peuvent également s’appuyer sur leurs nombreux atouts et en particulier leur expérience en matière de lobbying, de conformité aux différentes réglementations applicables et de développement de nouvelles technologies, leur forte notoriété et leur bonne connaissance des habitudes de leurs clients grâce au volume et à la qualité des données historiques dont elles disposent ainsi que sur leur solide réputation en matière de sécurité et de protection des données de leurs clients.

Dès lors, un scénario dans lequel les FinTech et BigTech s’émanciperaient entièrement du système bancaire actuel en créant leurs propres infrastructures, comme cela peut être le cas en Chine ne semble pas encore d’actualité en Europe tant les acteurs bancaires y sont encore solidement établis.

En revanche, face à cette capacité de résistance et d’adaptation des acteurs bancaires traditionnels, les BigTech choisissent pour le moment de se présenter comme des partenaires des banques en leur proposant leur expertise en infrastructures technologiques (wallet, cloud computing…) ou en analyse de données, sans chercher à les désintermédier frontalement. Cette stratégie leur permet de créer une situation de dépendance à l’égard de ces acteurs (en matière de cloud notamment) et d’accéder à leurs précieuses données sans pour autant assumer le poids juridique et financier associé à la réalisation des services bancaires les plus lourds.

Ainsi, en l’absence d’une réelle réaction politique des autorités françaises et européennes face à la toute-puissance des BigTech dans nos économies, le risque pour les banques est donc de voir les BigTech maîtriser et contrôler de plus en plus de technologies innovantes jouant un rôle déterminant dans la chaîne de services et de se voir cantonnées à terme à des tâches d’exécution impliquant des coûts fixes importants (charges règlementaires, réseau physique, infrastructures de paiement), tout en étant marginalisées dans les services les plus innovants.
Le risque pour le citoyen européen est de ne plus pouvoir se passer des services des BigTech dans l’ensemble de ses activités quotidiennes. Mais n’est-ce pas finalement déjà le cas ?
 
Alexandre Mandil
Avocat membre de Lex-Squared
 


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