Journal de l'économie

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Business et enjeux de société : le cocktail explosif ?





Le 8 Septembre 2023, par Charles Courbet

« Republicans buy sneakers, too » (les Républicains aussi achètent des baskets) : c’est par ces mots célèbres que l’icône américaine du basket Michael Jordan justifia, en 1990, sa réticence à se mêler de politique et de sujets de société, pour ne pas s’aliéner une partie des consommateurs et ne pas nuire à ses juteux partenariats. Mais les temps ont changé. Alors que les sociétés occidentales, et notamment les États-Unis, se polarisent de plus en plus entre camps difficilement réconciliables, le clivage idéologique et l’activisme social sont devenus une stratégie, toujours risquée, mais prisée par les acteurs économiques.


Une guerre fait rage dans les sociétés occidentales. Une guerre qui ne dit pas son nom. Une guerre culturelle, entre « progressistes » et « conservateurs », entre wokistes et anti-wokistes. Entre militants autoproclamés du Bien et ceux qui se réclament de la majorité silencieuse.

Cette guerre culturelle ne se limite pas – ou plus – au champ politique, mais s’est étendue au monde économique et aux entreprises qui tentent – ou qui sont sommées – de choisir leur camp, quitte à en payer le prix.

Ce phénomène est particulièrement visible aux États-Unis. Dans un pays où la fracture idéologique semble atteindre un point de non-retour et diviser plus que jamais la nation entre blue states, les États acquis au Parti démocrate, et red states, les États acquis au Parti républicain, toute parole d’une personnalité ou d’une entreprise, toute prise de position sur un sujet de société est susceptible d’être perçue comme éminemment politique. Elle peut être saluée par les uns et conspuée par les autres. De fait, le risque est grand de s’exprimer publiquement. Mais ne pas prendre position, se condamner au silence, représente une autre forme de risque.

La bière de la discorde

C’est dans ce contexte que la célèbre marque de bière Budweiser, dont la campagne publicitaire basée sur la formule « Wassup » (Wazaaa) a marqué le début des années 2000, s’est retrouvée ces derniers mois au cœur d’une polémique fragilisant son activité.

Le brasseur a en effet sponsorisé, en avril dernier, une vidéo de l’influenceuse transgenre Dylan Mulvaney, qui s’est fait connaître en 2022 en documentant sa transition de genre dans la série TikTok Days of Girlhood. Sur Instagram, Dylan Mulvaney annonçait sa collaboration avec la marque, déclarant « Bud Light m’a envoyé le plus beau cadeau qui soit : une canette avec mon visage dessus ». Ce partenariat avec une figure de la communauté transgenre, qui compte près de 2 millions d’abonnés sur Instagram et plus de 10 millions sur TikTok, a irrité l’opinion conservatrice aux États-Unis, traditionnellement amatrice de bières Budweiser.

Alors que les appels au boycott du produit se sont multipliés de la part des anti-wokistes, le directeur général aux États-Unis de la maison mère de Budweiser (Anheuser-Busch InBev) a tenté de calmer la fronde en affirmant : « Nous n’avons jamais eu l’intention de participer à un débat qui divise les gens. Notre but est de rassembler les gens autour d’une bière ». Cela n’a pas empêché la publication en ligne de vidéos montrant des consommateurs détruisant ou jetant à la poubelle des canettes et des bouteilles de bière Budweiser. Un utilisateur de TikTok a même filmé un rouleau compresseur écrasant des centaines de packs de bière, tandis qu’un autre individu a été arrêté dans un supermarché après avoir détruit le rayon entier de Bud Light. Kid Rock, un chanteur pro-Trump, a choisi pour sa part de tirer sur des packs avec une arme automatique.

Ce revers de communication s’est traduit par un impact bien réel sur les perspectives économiques de Budweiser. Quelques jours après le début de la polémique, Anheuser-Busch InBev avait déjà perdu plus de cinq milliards de dollars de capitalisation boursière, et le cours du titre a poursuivi sa chute depuis. Le mois dernier, le groupe a annoncé un recul de plus de 10 % de son chiffre d’affaires en Amérique du Nord au deuxième trimestre, une conséquence directe du boycott. Sa bière Bud Light a cédé sa place de marque leader aux États-Unis à la Modelo Especial du concurrent Constellation Brands.

Diviser pour mieux régner ?

Le pari perdant – pour l’instant – de Budweiser ne semble pas avoir dissuadé d’autres acteurs économiques de poursuivre la stratégie du clivage idéologique, malgré les risques.

C’est ainsi que Nike a sponsorisé une autre publication de Dylan Mulvaney sur Instagram, quelques jours seulement après la controverse autour de Budweiser. Nike a en effet choisi de recourir à l’influenceuse transgenre, qui est née homme et n’a pas à ce jour achevé sa transition sexuelle, comme égérie de sa marque de vêtements de sport pour femmes.

Cette initiative n’a pas manqué de susciter l’indignation au sein des milieux conservateurs, mais également auprès de certains mouvements féministes. Quant à Disney, le virage woke opéré ces dernières années met le groupe en difficulté. Ses nouveaux films controversés pour leur agenda progressiste – notamment du fait de la mise en avant systématique de personnages issus de la diversité – ont dans l’ensemble été des échecs au box-office, faisant perdre à Disney 900 millions de dollars.

Alors, pourquoi choisir la stratégie du clash ? Parce qu’elle assure de faire le buzz. Ces mots résonnent comme des impératifs à l’heure où l’omniprésence des écrans et des réseaux sociaux, associée à la multiplication à l’infini de la création de contenus, ont conduit au triomphe de ce que les anglophones appellent the attention economy. Dans cette économie de l’attention, il est essentiel de se démarquer et de faire parler de soi, de sa marque, de son produit, alors que les consommateurs sont submergés de sollicitations. Léon Zitrone, célèbre journaliste et animateur de télévision du siècle dernier, disait déjà : « Qu’on parle de moi en bien ou en mal, peu importe. L’essentiel, c’est qu’on parle de moi ! ». Il semble que cette philosophie est plus que jamais d’actualité.

Le culte de l’entreprise engagée

Il faut dire que la stratégie du clivage est parfois payante. En 2018, Nike a vu ses ventes progresser à la suite de sa campagne publicitaire controversée avec Colin Kaepernick, joueur de football américain qui a déclenché une intense polémique en 2016 en s’agenouillant pendant l’hymne national afin de protester contre le racisme et les violences policières envers les minorités aux États-Unis.

Ce geste, repris par d’autres personnalités par la suite, a divisé le pays et s’est notamment attiré les foudres de Donald Trump. Si les appels au boycott de Nike ont rapidement émergé, ils n’ont pas suffi, cette fois, à neutraliser le soutien apporté par de nombreux consommateurs, qui ont acheté davantage de produits de la marque.

Alors que la génération des millennials, réputée plus engagée que ses ainés, prend progressivement les rênes de nos sociétés, le monde économique tente de s’adapter. Comme les intellectuels avant lui, il juge pertinent de prendre position, généralement à gauche du spectre politique. Quitte à y laisser des plumes.

Charles Courbet

Charles Courbet est consultant, spécialisé dans le conseil stratégique en communication et les relations publiques. Diplômé de Sciences Po et HEC Paris, il enseigne au CELSA Sorbonne Université et a publié le livre « Populismes. Echec ou renouveau de la démocratie ? » aux Editions Dalloz. Il a également co-écrit le rapport « Les quartiers pauvres ont un avenir » pour l'Institut Montaigne.
 



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