Journal de l'économie

Envoyer à un ami
Version imprimable

Drones et libertés fondamentales : la fin ne justifie pas (tous) les moyens !





Le 12 Juillet 2023, par Frédéric Rose-Dulcina

Par une ordonnance en date du 8 juillet 2023, il a été jugé que sans publication d’un arrêté préfectoral, l’usage de drones pour surveiller une manifestation est illégal et les images enregistrées dans ce cadre doivent être effacées (TA Grenoble, 8 juillet 2023, n° 2304323). Cette décision de justice rappelle que la préservation de l’ordre public ne justifie pas tous les moyens alors que le contentieux sur l’utilisation des drones se multiplie depuis quelques années et notamment depuis la pandémie du COVID.


Image PxHere
Image PxHere
Dans l’affaire ici commentée, au cours d’une manifestation en date du 5 juillet 2023 « Justice pour Nahel », le préfet de l’Isère a autorisé la surveillance des manifestants par drone, mais aucun arrêté autorisant cette captation n’a été publié et les manifestants n’ont pas été avertis qu’ils étaient filmés. Un des participants à cette manifestation a demandé au juge du référé-liberté du Tribunal administratif (TA) de Grenoble de faire mettre sous séquestre les images ainsi captées afin de les transmettre à la CNIL (Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés) avant d’ordonner leur effacement ainsi que la destruction de tout rapport de police ayant pu être constitué à partir de l’exploitation de ces données.

Cette requête en référé a été introduite sur le fondement de l’article L.521-2 du Code de justice administrative selon lequel « saisi d’une demande en ce sens justifiée par l’urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public aurait porté, dans l’exercice d’un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures ».

Le juge des référés a justement fait droit à la demande dudit participant dans la mesure où, selon lui, les conditions strictes posées par l’article susvisé étaient réunies.

Dans ce dossier, la préfecture a fait valoir en défense qu’aucun enregistrement n’a été réalisé. Toutefois, selon le tribunal, les éléments fournis par l’État pour justifier de l’absence d’enregistrement sont dépourvus de force probante. En outre, les deux aéronefs munis de caméra, s’ils permettent le visionnage en temps réel, sont dotés de dispositifs assurant l’enregistrement et la traçabilité des consultations ainsi que l’intégrité de ces données jusqu’à effacement. Le survol de ces deux drones pendant plus d’une heure a donc nécessairement entraîné une transmission et un enregistrement de données à caractère personnel, légalement conservés sous la responsabilité du chef de service ayant mis en œuvre le dispositif. Dans ces circonstances, il doit être tenu pour acquis qu’il existe des enregistrements et qu’ils sont susceptibles d’être effacés à tout moment et au plus tard le 12 juillet 2023 en application des dispositions des articles L. 242-2 et L.242-4 du code de la sécurité intérieure. L’urgence est donc caractérisée, et ce au sens des dispositions de l’article L. 521-2 précité.

Pour le TA, s’agissant de la liberté fondamentale ici en cause - à savoir le droit à la vie privée - le recours à des aéronefs destinés à capter, transmettre et enregistrer des images d’un grand nombre de personnes participant à un rassemblement porte atteinte à ce droit. Dès lors et compte tenu des usages contraires aux règles de protection des données personnelles qu’elle comporte, cette mesure est encadrée par des dispositions légales et règlementaires imposant, d’une part, qu’elle soit autorisée par un arrêté préfectoral qui précise, sous le contrôle du juge, la finalité et le périmètre strictement nécessaire à garantir l’ordre et la sécurité publics et, d’autre part, que le public concerné en soit informé par tout moyen « sauf lorsque les circonstances l’interdisent ou que cette information entrerait en contradiction avec les objectifs poursuivis ».

Dans cette affaire, l’arrêté préfectoral « autorisant la captation, l’enregistrement et la transmission d’image au moyen de caméras installées sur des aéronefs » n’a été publié qu’à réception de la requête en référé et non avant sa mise en œuvre de sorte qu’il n’était pas entré en vigueur. Le recours à ces aéronefs munis de caméra n’a donc été ni autorisé ni valablement contrôlé par le préfet ou le juge. En outre, les personnes participant à ce rassemblement n’ont pas été informées du recours à ces aéronefs destinés à la captation et l’enregistrement. Pour sa défense, l’État se borne à indiquer qu’une telle information « entrait en contradiction avec les objectifs poursuivis de la mission », sans plus de précision alors qu’il conteste par ailleurs tout enregistrement et que l’arrêté produit est entaché de contradiction entre les motifs et le dispositif sur ce point.

En l’état, aucun élément ne permet de retenir que l’information était contraire aux objectifs, non connus, de la mission. Dès lors, le requérant est fondé à soutenir, en sa qualité de personne susceptible d’avoir été filmée dans ces circonstances, qu’il a été porté une atteinte grave et manifestement illégale à son droit à la vie privée. De plus fort, il n’apparaît pas qu’un quelconque contrôle a été exercé sur l’accès en temps réel à ces images, ni sur les éventuels usages postérieurs. Le juge des référés a donc enjoint au préfet de l’Isère :

sans délai à compter de la notification de l’ordonnance commentée, de préserver un exemplaire des données et enregistrements recueillis par les deux drones déployés, en plaçant sous séquestre leur mémoire ou, si elle a été effacée, tout support contenant les enregistrements, pièces à adresser à la Commission nationale de l’informatique et des libertés sur sa demande ;
sans délai à compter de la notification de ladite ordonnance, de faire procéder à l’effacement des enregistrements correspondants et de toutes les copies qui auraient pu en être faites ainsi qu’à la suppression dans d’éventuels rapports de police de toutes les données ayant pu être recueillies à partir de l’exploitation de cette captation.

Selon le TA de Grenoble, il appartiendra audit préfet de justifier dans un délai de 72 heures, sous astreinte provisoire de 500 euros par jour de retard, à compter de la notification de la décision de justice des mesures prises en exécution de celle-ci.

Cette décision de justice doit être applaudie, car la préservation de l’ordre public doit se concilier avec celle des libertés fondamentales. En la matière, l’État a parfois la mauvaise habitude de prendre trop de libertés. On se rappelle que lors de la crise COVID, par une décision en date du 22 décembre 2020, le Conseil d’État avait considéré que le dispositif de surveillance par drone transmettant, après floutage, des images au centre de commandement de la préfecture de police pour un visionnage en temps réel, continuait à constituer un traitement de données à caractère personnel (CE, 22 décembre 2020, n° 446155). L’État avait ainsi été rappelé à l’ordre par le juge administratif. Il l’a été une nouvelle fois ce 8 juillet 2023 !

Cela ne veut pas dire pour autant que sur notre territoire national l’usage des drones n’est pas légalement possible notamment pour encadrer l’exercice de nos libertés publiques. Le juge des référés du Conseil d’État était récemment saisi d’une demande de suspension du décret n° 2023-283 du 19 avril 2023 relatif à la mise en œuvre de traitements d’images au moyen de dispositifs de captation installés sur des aéronefs pour des missions de police administrative. Plus précisément, il s’agit du décret qui autorise la mise en œuvre des traitements de données à caractère personnel issues des enregistrements et précise leurs finalités, les données enregistrées, les modalités et la durée de leur conservation, les conditions d’accès aux enregistrements ainsi que les droits des personnes concernées. Le juge des référés du Conseil d’État a admis que ce décret d’application de l’article 15 de la loi du 24 janvier 2022 relative à la responsabilité pénale et à la sécurité intérieure ne présente pas de doute sérieux concernant sa légalité (CE, 24 mai 2023, n° 473547). En effet, il a constaté que les exigences du droit au respect de la vie privée sont respectées par les dispositions réglementaires contestées (autorisation préfectorale reposant sur une appréciation précise et concrète, au cas par cas, de la nécessité et de la proportionnalité du recours à l’utilisation de drones ; contestation possible de ladite autorisation devant le juge de l’excès de pouvoir en assortissant, en cas d’urgence, la demande d’annulation d’une demande de suspension de l’exécution au juge des référés).

Frédéric ROSE-DULCINA
Spécialiste en droit public et en RSE
DEA Droit public des affaires
DESS Droit de la construction et de l’urbanisme
LEX SQUARED AVOCATS
 


France | Mémoire des familles, généalogie, héraldique | International | Entreprises | Management | Lifestyle | Blogs de la rédaction | Divers | Native Advertising | Juris | Art & Culture | Prospective | Immobilier, Achats et Ethique des affaires | Intelligence et sécurité économique - "Les carnets de Vauban"



Les entretiens du JDE

Tarek El Kahodi, président de l'ONG LIFE : "L’environnement est un sujet humanitaire quand on parle d’accès à l’eau" (2/2)

Tarek El Kahodi, président de l'ONG LIFE : "Il faut savoir prendre de la hauteur pour être réellement efficace dans des situations d’urgence" (1/2)

Jean-Marie Baron : "Le fils du Gouverneur"

Les irrégularisables

Les régularisables

Aude de Kerros : "L'Art caché enfin dévoilé"

Robert Salmon : « Voyages insolites en contrées spirituelles »

Antoine Arjakovsky : "Pour sortir de la guerre"











Rss
Twitter
Facebook