Journal de l'économie

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Guerre des paiements : l’Europe contre-attaque





Le 18 Février 2021, par Alexandre Mandil

Traditionnellement dominé par les États, les banques et les systèmes de paiement traditionnels, le secteur des paiements vit aujourd’hui une double révolution majeure, conséquence de la numérisation toujours plus importante de notre économie :


 
  • D’une part, les géants mondiaux de la technologie (GAFAM, BATX…) cherchent désormais à conquérir le secteur bancaire et financier (et les précieuses données qui y sont liées) en contournant les acteurs traditionnels. Forts de leur domination sur les réseaux sociaux, les plateformes en ligne et les technologies mobiles, ces géants développent ainsi leur wallet (Google Pay, Apple Pay, Facebook Pay…), leur carte de paiement (Google Card, Apple Card…), leur banque en ligne (Amazon Bank, Google Bank…), voire… leur « cryptomonnaie » (le très controversé projet Diem, ex Libra…).
 
  • D’autre part, la révolution de la blockchain a permis l’essor fulgurant des « cryptomonnaies » (ou cryptoactifs) et de la DeFi, la « Decentralized Finance », qui visent à créer un véritable système financier alternatif décentralisé, c’est-à-dire sans les intermédiaires que sont les États et les banques privées. L’ambition des acteurs de cette révolution est de proposer de nouveaux services (paiements, prêts, gestion d’épargne, trading…) uniquement accessibles sur le Web 3.0 (celui de la blockchain), c’est-à-dire hébergés sur une multitude de « nœuds » permettant d’effectuer des transactions de manière instantanée, immuable, non rétractable et transparente.
 
Face à ce risque accru de dépendance technologique et financière vis-à-vis d’acteurs extraeuropéens, l’Union européenne semble enfin prendre conscience de l’importance de bâtir une véritable politique de puissance et de « souveraineté » dans ce secteur hautement stratégique des paiements. C’est dans ce contexte que deux initiatives fondamentales pour l’avenir de l’Europe des paiements ont récemment été lancées par les autorités européennes.

Le système de paiement paneuropéen « EPI »

En juillet 2020, plusieurs grandes banques européennes (dont les principales banques françaises), soutenues par la Commission européenne et la Banque centrale européenne, ont pris l’initiative de lancer un nouveau système de paiement paneuropéen baptisé EPI (European Payment Initiative, ex-Pepsi).

L’ambition clairement assumée est de s’appuyer sur les infrastructures européennes déjà existantes (le système de virement instantané SEPA notamment) pour créer une solution de paiement paneuropéenne couvrant l’ensemble des flux, nationaux et transnationaux et, in fine, de redonner au continent, en matière de paiements, une indépendance stratégique abandonnée depuis trop longtemps aux acteurs américains (et en particulier Visa et MasterCard).

À cette fin, une société provisoire – EPI Interim Company - a été créée à Bruxelles pour définir les règles de fonctionnement, le modèle économique et la roadmap technique de la future solution avant une entrée en phase opérationnelle envisagée pour mi-2022. L’Europe entend ainsi suivre la trace de la Chine (UnionPay), l’Inde (RuPay) et la Russie (MIR) qui, grâce à un mélange plus ou moins subtil entre volonté politique et protectionnisme, sont parvenues à développer des systèmes de paiement indépendants des États-Unis.

L’Euro numérique de la BCE

Parallèlement, face à la montée en puissance de « cryptomonnaies » telles que le bitcoin et au risque de désintermédiation, la Banque Centrale Européenne (BCE) travaille depuis plusieurs mois à la création de sa propre monnaie digitale, l’euro numérique [1]. L’ambition de la BCE est de conserver son monopole d’émission de la monnaie en s’adaptant à la baisse significative de l’utilisation des espèces comme moyen de paiement ainsi qu’à l’essor des « cryptomonnaies ». En particulier, la BCE n’a pas caché sa grande inquiétude à l’égard du projet Diem (anciennement Libra) de Facebook.

C’est dans ce cadre que la BCE a lancé une consultation publique qui a fait l’objet d’un niveau record de participation avec plus de 8200 réponses lors de sa clôture à la mi-janvier dernier, démontrant le fort intérêt du public pour cette initiative. Début février, à la suite de cette consultation, Fabio Panetta, membre du directoire de la BCE, est revenu sur les risques et opportunités de créer un « euro numérique » en insistant sur la nécessité pour la BCE de réfléchir à la manière dont l’Europe pourrait tirer profit d’une telle monnaie afin de soutenir la numérisation de l’économie et de donner aux citoyens le choix de leur mode de paiement tout en préservant la stabilité du système financier.
L’euro numérique se concevrait ainsi comme l’équivalent dématérialisé des espèces, avec qui il coexisterait en parallèle. Émis par la BCE, il serait détenu en main propre par les consommateurs et poursuivrait quatre objectifs majeurs :
 
  • Être gratuit, simple, universellement accepté et accessible à tous ;
     
  • Être robuste et stable, contrairement à la plupart des « cryptomonnaies » dont le prix est hautement volatil : la BCE réfléchit à plafonner ou pénaliser par un taux négatif la détention d’euros numérique au-delà d’un certain seuil qui pourrait être fixé à 3 000 euros pour en assurer la stabilité ;
     
  • Inspirer confiance en bénéficiant de la garantie et de la sécurité d’une monnaie de banque centrale, contrairement à l’ensemble « cryptomonnaies » privé ;
     
  • Préserver la vie privée des particuliers en limitant, sa traçabilité, comme pour le « cash » et contrairement aux virements, paiements par carte ou autres. À ce sujet, Christine Lagarde, présidente de la BCE, soulignait mi-février que l’euro numérique devrait être « respectueux de la vie privée » et qu’il ne s’agirait pas « d’exploiter les données de ceux qui l’utiliseront ». La consultation de la BCE a notamment révélé que la confidentialité des paiements occupe la première place parmi les caractéristiques demandées d’un euro numérique (41 % des réponses), devant la sécurité (17 %).
     
Toutefois, la grande consultation de la BCE a révélé que cette initiative destinée à contrer le risque de désintermédiation de la BCE pourrait en revanche accélérer celle des banques traditionnelles, qui joueraient tout au plus le rôle de distributeur, en réduisant :
 
  • Leurs revenus et commissions liés aux paiements ;
     
  • Les dépôts sur les comptes bancaires, même si la BCE prévoit de limiter le montant d’euro numérique détenu par un particulier dans son portefeuille électronique ;
     
  • Les informations qu’elles détiennent sur leurs clients.
     
Dans sa réponse à la consultation [2], la Fédération bancaire européenne a ainsi appelé les autorités européennes à la plus grande prudence et à prendre leur temps quant à la création d’une telle monnaie en rappelant la nécessité d’établir très clairement ce que l’euro numérique peut apporter qui ne serait pas déjà couvert ou qui ne pourrait pas être couvert par les banques privées.

Cette initiative, qui bénéficie également d’un solide soutien de la Commission européenne, pourrait être déployée d’ici environ quatre à cinq ans, à condition toutefois que le conseil des gouverneurs de la BCE en décide la poursuite à la mi-2021.
La BCE n’est pas la seule banque centrale à réfléchir à la création d’une monnaie digitale de banque centrale (MDBC). En effet, la Banque de France y réfléchit depuis décembre 2019, tout comme les États-Unis, le Canada, la Chine (le crypto-Yuan) dont le projet est déjà bien initié et d’autres pays émergents.

En attendant ces projets ambitieux, mais incertains, une seule certitude : la guerre des paiements entre les géants de la Bigtech, les acteurs de la DeFi et les États ne fait que commencer.
 
Alexandre Mandil
Avocat membre de Lex-Squared


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