Journal de l'économie

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Pire que tout, l’angoisse culturelle





Le 15 Septembre 2020, par Philippe Cahen

Nous vivons une profonde angoisse (1) culturelle (2) , la crainte de la perte de ses références. C’est un doute profond sur nos certitudes des trente, quarante, dernières années. La crise de la Covid-19 est un ébranlement qui chahute chacun, partout, chaque jour. La sortie nous concerne tous, y compris l’économie, y compris l’entreprise.


Image Pixabay
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Jusque vers les années 80/90, on voyait le temps s’écouler dans un monde politiquement binaire, Etats-Unis/URSS. L’enseignement apportait une amélioration sociale, la technologie améliorait la vie, et chacun savait à peu près où il en était dans sa vie et où il allait. « La fin de l’histoire » de Francis Fukuyama, 1992, s’appuyait sur ces années somme toute paisibles. Ces années sont le temps de référence actuel de la culture occidentale.

Et puis dans les années 90, le monde a changé. Economiquement, la Chine est devenue une grande nation, l’« usine du monde » (elle deviendra l’université du monde), ce qui a déséquilibré les usines du monde. Technologiquement, l’ordinateur a gagné en puissance pour quitter le technicien et devenir un objet du quotidien. La santé des Terriens s’est nettement améliorée, ils vivent plus longtemps. Le nombre de pauvres a largement baissé et la faim a pour ainsi dire disparu de la Terre. Par les transports (avions et trains), le monde est devenu un village. Et d’ailleurs les crises économiques, de régionales sont devenues mondiales. L’environnement pointe comme une inquiétude. Les références culturelles évoluent doucement, notamment pour les générations natives des années 60-80.

L’accélération au changement de siècle

Depuis les années 2000, l’accélération a été quasi exponentielle. Les GAFA et BATX sont parmi les plus grosses entreprises du monde, certaines nées depuis 2000. Ces entreprises sont au fond de nos poches, à portée de doigt et ont créé de nouvelles références comme l’achat via internet, comme la communication, le jeu et les loisirs par les réseaux sociaux, comme l’information permanente réductrice du temps et fondée sur l’émotion au détriment de la réflexion. La culture du « moi » prend le pas sur celle du « nous », sur la démocratie. Les entreprises mastodontes d’hier sont remises en cause, comme les emplois d’hier ne sont plus ceux de demain.

Le centre de gravité du monde est en Asie. Il faut se former tout au long de la vie. L’augmentation de la durée de vie et les salaires de la ville multiplient les mégapoles. L’agriculture et l’élevage deviennent l’industrie de la terre et nécessitent de moins en moins de bras. L’environnement glisse de l’inquiétude à la peur, voire à la panique. La génération Y ou Millenium (née de 1980 à 2000) prend la main en partie pour ceux qui adoptent les nouveaux codes ; pour simplifier et en caricaturant, les générations babyboomers et au-delà perdent les codes.

On retrouve dans le monde deux comportements majeurs : les solastalgiques qui ne parviennent pas à voir s’épanouir leurs attentes et rejettent le monde tel qu’il est par radicalisation, les résilients qui d’une manière ou d’une autre s’adaptent aux changements. L’environnement passe de l’inquiétude à la peur, parfois une peur panique.
Les années 2020 annoncent encore une accélération si cela est possible. Certains, de plus en plus nombreux, interrogent sur les excès d’alimentation, de finance, d’environnement, de fortunes. Une question encore absente il y a une vingtaine d’années se pose : dans quel monde voulons-nous vivre ? car il semble que nous ayons le choix.

La brutalité par l’urgence de la Covid-19

Par la brutalité de sa soudaineté, début 2020, ce coronavirus, maladie appelée Covid-19, brise tous les schémas de confiance du monde présent : par l’origine du virus (chauve-souris + pangolin) dans un marché de Wuhan grand comme 3,3 fois Rungis, par la contamination sourde voire rapide de la maladie et des 2% gravement malades, par l’absence de certitudes de la science, par l’échec relatif de l’IA dont on promettait qu’elle pourrait diriger le monde, par les aléas des connaissances sur la pandémie depuis janvier 2020.

Certains ont peur. D’autres doutent. D’autres encore nient avec « bravoure ». Dans un monde où tout est écrit – où tout semble écrit – rien n’est certain, tout est ouvert sur des vides.
Des vides angoissants se nourrissent du vide de temps. Lorsque pour la fin de la pandémie, on disait septembre, cela paraissait loin. Lorsqu’en septembre on parle de mars prochain, voire septembre prochain, on n’y croit plus. Le virus mute, va-t-il être plus résistant, va-t-il disparaitre sans aucun vaccin comme celui de la grippe de 1918-1920 ? La science semble impuissante.

On aimerait entendre des certitudes, des points précis, des dates. En fait, il n’y a plus d’écoute. Les réseaux sociaux, les informations en continu, la presse, voire les livres, vivent sur la peur, la panique. « The Lancet », journal de médecine de référence, retire, après quelques jours seulement de parution, une étude totalement fausse et pourtant soumise à comité de lecture. Si AstraZeneca suspend quelques jours ses tests de vaccin, on ne prend pas le temps de lire que l’on ne sait pas si le patient est sous vaccin en test ou sous placebo. Des pétitions de « sachants » exigent que l’on en fasse plus, d’autres que l’on fasse mieux, d’autres que l’on en fasse moins.

Or le débat est nécessaire. Au contraire, il devrait nous éclairer sur la difficulté des scientifiques d’aboutir. Mais c’est difficile pour un scientifique de faire admettre dans l’urgence de la communication actuelle qu’une part de hasard, de sérendipité, existe. Le public veut des certitudes. Immédiatement. L’angoisse n’a plus de limite.

En économie, les milliards d’euros ruissellent par centaines, par milliers. Pourtant, les caisses étaient vides. Si l’activité partielle garantit positivement la rémunération, si des plans sauvent l’avion, la voiture, la culture, l’événementiel, etc. comme une manne tombant du ciel, la question du remboursement ne concerne plus les individus.  Reste que la transition énergétique sur l’avion, la voiture, le bâtiment, la transition de l’agriculture, de l’hôpital, de la santé, de l’enseignement, et finalement de l’emploi contribuent à une angoisse sourde. Le vélo et autres transports doux vont-t-ils se substituer aux transports en commun des grandes agglomérations ? Comment vais-je aller au Maroc, en Espagne, en Israël ? Comment admettre que ce sera moins de voyages, que les références culturelles du passé … sont passées, qu’un autre monde se dessine ?

Un nouvelle épidémie, l’angoisse culturelle

Les références culturelles s’effondrent comme la fin des gestes sociaux ne serait-ce que de se serrer la main, de partager un moment festif ou une simple réunion de travail. Même les transports en commun ne sont plus fréquentés en toute sérénité. Les plus de 65 ans sont supposés fragiles, les moins de 20 ans sont supposés transmetteurs, les 20-60 ans ne savent plus comment travailler … dans un foyer potentiel de contagion. Que ce soit dans le monde personnel, familial, de travail, social, environnemental, économique, politique, … le visage masqué est une rupture référentielle violente, quoiqu’indispensable. Va-t-on encore vivre dans les grandes métropoles, va-ton encore voyager...

L’angoisse culturelle est une épidémie latente. L’incertitude la nourrit. Cette angoisse pousse à la solastalgie, à la révolte contre le déterminisme non abouti, ébranle la résilience, la faculté de surmonter les chocs. En sortir prendra de longues années. L’entreprise était encore jusqu’à la fin du siècle dernier un havre de stabilité, les autres autorités étant contestées (politique, syndicat, médecins, pompiers, etc.). Aujourd’hui dans l’entreprise, non seulement son métier est contesté, son emploi exige une mise à jour régulière, mais elle n’est potentiellement plus le lieu unique de son activité. Pendant le confinement, de nouveaux salariés d’entreprises y ont travaillé sans pour autant n’y être jamais allé, voire n’avoir jamais rencontré ses collègues. Si cela a un temps, ce ne peut être la règle au risque de déstabiliser les équipes, le capital humain de l’entreprise.

Une solution à l’angoisse culturelle

Il y a une solution pour échapper à cette pandémie sournoise. Cette solution est le futur. La prospective. L’angoisse culturelle est nourrie des changements de références, par le vide. Le vide de l’incertitude. Il s’agit de combler ce vide, notamment dans les entreprises. Quel monde voulons-nous, quel monde est possible, quel monde ne voulons nous pas, etc. Il s’agit de se projeter sur le futur et de construire notre chemin pour l’atteindre. Il s’agit de ne pas nous laisser surprendre par le futur, de l’anticiper, de l’imaginer, et de le construire. Chaque jour, des signaux faibles nous font imaginer de sortir de cette incertitude et de l’insécurité. Loin de nous l’année blanche, construisons notre futur. D’autant que nous ne savons pas à ce jour combien de temps durera cette transition. Autant la maitriser.

Philippe Cahen
Conférencier prospectiviste
Dernier livre : « Méthode & Pratiques de la prospective par les signaux faibles  », éd. Kawa

[1] Le Petit Robert : angoisse : Malaise psychique et physique, né du sentiment de l’imminence d’un danger, caractérisé par une crainte diffuse pouvant aller de l’inquiétude à la panique et par des sensations pénibles de constriction épigastriques ou laryngée.
[2] Wikipédia, 2020 : culture : En sociologie, comme en éthologie, la culture est définie de façon plus étroite comme « ce qui est commun à un groupe d'individus » et comme « ce qui le soude », c'est-à-dire ce qui est appris, transmis, produit et inventé
 


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