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SCAF : l’avion du futur décolle sur fond de coopétition franco-allemande





Le 8 Janvier 2020, par Mathieu Faure

Le programme du système de combat aérien du futur (SCAF) doit permettre aux Armées de l’Air française, allemande et espagnole de renouveler leurs flottes d’avions de chasse à l’horizon 2040. Un travail de longue haleine qui voit des entreprises de ces trois pays s’associer afin de tenir la dragée haute aux concurrents venus notamment des Etats-Unis et de Chine. Le projet doit dessiner une partie du futur visage de la Défense au niveau européen, mais cela ne se fait pas sans tensions.


La coopération entre pays européens et en particulier entre la France et l’Allemagne est scrutée par tous. Le programme SCAF lancé en 2017 ne fait pas exception à la règle. De fait, la Défense européenne n’existe pas. Certains s’en réjouissent, beaucoup le déplorent, et seules des avancées concrètes sont susceptibles de changer cet état de fait. Dans cette perspective, le décollage du programme SCAF est un sujet déterminant. Les Armées de l’Air française, allemande et espagnole travaillent main dans la main pour remplacer les Rafale et Eurofighter qui ont déjà prouvé le savoir-faire technologique du Vieux Continent. Mais la conception et la fabrication d’un nouvel appareil demande des années de recherche et ce n’est qu’à l’horizon 2040 que le futur avion sera théoriquement opérationnel. Pour autant que nombre d’obstacles soient franchis d’ici là.

La délicate collaboration technique franco-allemande

Il faudra avant tout du temps, du travail et une réelle volonté de coopération entre des groupes qui se connaissent souvent très bien, car en concurrence sur de nombreux appels d’offres. Du côté français on compte des acteurs incontournables comme Dassault (le père du Rafale), Thales et Safran tandis qu’outre-Rhin ce sont des grands noms comme Rohde & Schwarz et Hensoldt qui tiennent le devant de la scène sans oublier les européens Airbus et MBDA, cette dernière étant spécialisée dans la conception de missiles et de systèmes de missiles. Il n’est donc pas aisé de faire travailler tout ce petit monde ensemble et c’est pourquoi l’impulsion politique est essentielle à la réussite du projet.

Début octobre, Airbus et Dassault appelaient d’ailleurs les gouvernements allemand et français à lancer « sans plus attendre » les premières études devant aboutir à la conception d’un démonstrateur pour le SCAF. Les deux géants ont signé un communiqué commun quelques jours avant le conseil franco-allemand du 16 octobre, lequel devait servir de « catalyseur à cette volonté commune d'aller de l'avant par le lancement rapide de cette phase de démonstrateurs et par l'engagement des nations partenaires sur un plan de financement fiable pour confirmer le caractère pérenne et cohérent de ce programme de développement européen ».

Le message a été reçu cinq sur cinq par les gouvernements des deux pays réunis à Toulouse le 16 octobre dernier. La ville dont l’économie est tournée vers l’aéronautique et l’espace a vu prendre forme un accord qui doit permettre à un démonstrateur d’avion de combat de 5e génération de prendre la voie des airs en 2026. Paris et Berlin se sont d’ailleurs réjouis de la présence de l’Espagne et ont promis que le projet serait « ouvert à d’autres nations européennes ». La collaboration entre plusieurs pays et entreprises européennes est a priori une bonne chose (mise en commun de certains savoirs et techniques, baisse des coûts, meilleure intégration européenne, etc.), à condition toutefois de ne pas répéter les erreurs du passé, comme celles ayant débouché sur le management pour le moins erratique du programme A400M par exemple.

Ainsi, avant le conseil franco-allemand, des interrogations ont été entendues quant au dispositif mis en place. En effet, face à la présence de grands industriels français comme Dassault, Thales et Safran, les partenaires allemands auraient eu le sentiment d’un déséquilibre dans la répartition des missions, sans parler des Espagnols. Une perception qui ne reflète pas vraiment les efforts français pour justement éviter ce type d’écueils. Ainsi, les Allemands ont obtenu le lead sur trois des cinq piliers du SCAF. Un garde-fou qui ne suffit pas puisque le motoriste allemand MTU refuse toujours de prendre part à un projet dans lequel il s’estime lésé par un motoriste français Safran, manifestement plus en vue. Il est vrai que Safran a beaucoup plus d’expérience dans le domaine des réacteurs, là où MTU excelle plutôt dans les motorisations terrestres et maritimes. Mais la France n’a pas eu besoin des entreprises allemandes pour connaitre son lot de tensions industrielles.

Une industrie française de Défense en ébullition

Des arbitrages faits en bonne intelligence des deux côtés du Rhin doivent encore être arrêtés, mais au sein même de la partie française, le SCAF a débuté avec une certaine fébrilité. En particulier, lorsque le projet a été annoncé, Thales, le groupe spécialisé dans l’électronique n’a pas été invité à la table. Fournisseur incontournable des entreprises de défense françaises, Thales est présent absolument partout et compte notamment pour une très large part des équipements électroniques et radar du Rafale de Dassault. Un oubli curieux qui a été réparé dès 2019, mais qui a laissé des traces, d’autant plus que l’entreprise dirigée par Patrice Caine ne se satisfait plus de son statut de simple équipementier : second rôle systématique, Thales aimerait désormais décrocher le haut de l’affiche et assurer la maîtrise d’œuvre complète sur certaines grands programmes. Argument mis en avant pour cela : tous les systèmes d’armes actuels sont avant tout la réunion d’une grosse masse d’électronique derrière plus ou moins de blindage. Or l’électronique, c’est la spécialité de Thales, pour résumer à grands traits. Le constat n’est pas dénué de fondement, mais le pas semble encore trop grand à franchir au regard de la présence et de l’expertise d’une société comme Dassault, laquelle détient par ailleurs près d’un quart du capital de Thales.

En dépit de la très grande qualité de ses produits et de ses équipes d’ingénieurs, Thales souffre en effet d’un handicap a priori surprenant : une force de frappe commerciale limitée. Deux raisons à cela : Thales est avant tout une entreprise de haute technicité où l’ingénieur est roi. Les métiers liés à la gestion de projet ou au commercial sont notoirement déconsidérés par les cadres. Le programme de drone Watchkeeper en fut l’illustration : sûrs de leur produit et forts de leur victoire en Grande-Bretagne, les personnels de Thales n’en pas fait l’effort de se plier au cahier des charges français, avec pour résultat une défaite inattendue au profit du Patroller de Safran. La seconde raison est plus problématique pour Thales : habituée des offres packagées au sein de programmes exports (Rafale, FREMM, sous-marins…), Thales n’a jamais eu à faire l’effort de démarcher des clients par elle-même, bénéficiant de fait systématiquement des retombées économiques d’efforts faits par ses partenaires maîtres-d ’œuvre des grands programmes. En bref, Thales n’a non seulement pas l’expérience de la conduite de grands programmes, mais ses capacités à pouvoir le faire sont encore sujettes à caution.  

L’action de l’Etat se fait attendre

Les velléités de Thales suscitent donc logiquement une certaine incompréhension chez les acteurs de la Défense, Dassault en tête. Mais l’Etat, actionnaire majoritaire ou principal de toutes ces entreprises, tarde pourtant à user de ses prérogatives d’actionnaire de référence. D’autant que l’entreprise dirigée depuis 2015 par Patrice Caine a déjà fait preuve d’un activisme qui n’est pas passé inaperçu. En dépit de l’urgence d’une restructuration, à l’échelle européenne, de la construction navale militaire, Thales se serait ainsi opposé à la création d’une société commune entre Naval Group et l’italien Fincantieri. « Alors que le rapprochement des deux constructeurs de frégates ne peut passer que par des échanges de participations croisées, Patrice Caine aurait menacé de ne céder aucune action de Naval Group, si Thales ne récupérait pas la compétence du système de combat, apportée il y a plus de dix ans », rapportaient ainsi Les Echos en 2018. Naval Group a semble-t-il finit par avoir gain de cause sur ce rapprochement auprès de l’Élysée, en faisant valoir notamment que cette compétence existait de tout temps chez Naval Group et que l’apport de Thales n’avait été que marginale, mais l’attitude cavalière de Thales n’a pas rassuré dans les cénacles défense.

Sur un programme aussi déterminant pour la souveraineté européenne que le SCAF, de tels comportements ne nous seront pas permis, dans un contexte de montée en puissance très rapides des concurrents émergents, en plus de nos concurrents historiques. Derrière le SCAF, se joue une bonne partie de l’avenir de la BITD européenne. Il serait inconcevable que l’Etat français ne commence pas par mettre de l’ordre et de la discipline de ce côté du Rhin, pour ne pas compromettre dès aujourd’hui l’avenir du programme.




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