Journal de l'économie

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La guerre hors limites ou le conflit hybride





Le 1 Juin 2023, par Olivier de Maison Rouge

Nous poursuivons notre étude des figures de la Grande stratégie en continuant de nous attarder sur la stratégie chinoise. Après avoir évoqué Sun Tzu, donc l’actualité perdure au-delà des siècles en raison de la permanence des règles de la guerre, nous sommes amenés à étudier un ouvrage majeur que fut « Guerre hors limite » écrit voici 25 ans déjà, mais dont la pertinence demeure essentielle à l’aune des évènements qui se déroulent de nos jours.


La guerre hors limites ou le conflit hybride
On doit ainsi à Qiao Liang et Wang Xiangsui, anciens colonels de l’armée de l’air chinoise, un ouvrage qui fait autorité en matière de réflexion stratégique.

Même si leur propos peut paraître aujourd’hui quelque peu daté (écrit en 1998 et traduit en langue française en 2003), ils livrent leurs conclusions suite à la première guerre du Golfe (1991) qui fut une guerre technologique (missiles Tomawak à guidage visée Laser, etc.) et une guerre informationnelle (images satellitaires, chaînes d’information continue, etc.), mais dont les conséquences militaires n’étaient pas mesurées.

Depuis ce point de départ de leur analyse, les penseurs chinois ont pris soin d’étudier toutes les retombées et éventuellement les incapacités et impuissances constatées, pour définir, pour le monde qui vient, le concept de « guerre hors limites », à savoir la capacité à livrer bataille sur d’autres fronts non conventionnels. C’est déjà la théorie de la guerre hybride qui se dessine sous leur plume.

De fait, ils font une critique nuancée, mais non moins sévère et originale des stratégies occidentales et définissent un nouveau cadre qui va d’ailleurs globalement être la doctrine d’intervention et de conquête de la sphère d’influence asiatique par la Chine. Leur enseignement est particulièrement intéressant à cet égard et ne doit pas être écarté de toute étude sur la stratégie d’influence chinoise.

Si leur ouvrage est moins un livre de maximes que le stratège Sun Tzu a précédemment légué aux militaires chinois, il est cependant une grille de lecture lucide, sachant mettre en perspective les ressorts de la guérilla intégrale.

L’histoire des vingt dernières années leur a déjà donné raison :

 « Depuis le début des années 1990, et en concurrence avec une série d’actions militaires menées par des combattants non professionnels ou des organisations non étatiques, nous commençons à avoir une vague idée du type de guerre non militaire qui pourrait être menée par un autre type de combattant non professionnel. Cet individu n’est ni un hacker au sens général du terme ni membre d’une organisation quasi-militaire. C’est peut-être un analyste système ou un ingénieur informaticien, ou un spéculateur en Bourse, ou encore un financier disposant d’une grande quantité de capitaux flottants. C’est peut-être même un magnat des médias contrôlant une grande variété de supports, un éditorialiste célèbre ou l’animateur d’une émission télévisée. (…) Selon ces critères, qui pourrait dire que George Soros n’est pas un terroriste financier ? » (p. 83-84)

« De la même manière que la technique moderne est en train de transformer les armements et le champ de bataille, elle brouille la question de savoir qui sont les protagonistes de la guerre. Désormais, les soldats n’ont plus le monopole de la guerre ». (p. 84)

Sur la guerre commerciale :

« Si l’expression « guerre commerciale » n’était, il y a environ une dizaine d’années, qu’une formulation descriptive, elle est aujourd’hui devenue un outil entre les mains de nombreux pays pour faire la guerre par des moyens non militaires. Elle est en particulier utilisée par les Américains avec beaucoup d’habileté et de brio : recours à la loi sur le commerce extérieur sur la scène internationale, élévation ou suppression arbitraire de barrières douanières, recours à des sanctions commerciales rédigées à la hâte, embargo sur les exportations de technologies sensibles. (…) N’importe lequel de ces moyens peut avoir des effets destructeurs équivalents à ceux d’une opération militaire. » (p. 88)

Sur la guerre financière :

« Depuis qu’ils ont vécu la crise financière de l’Asie du Sud-Est, personne d’autre que les Asiatiques n’a été autant affecté par la « guerre financière » (…) Une offensive financière surprise, volontairement planifiée et lancée par les détenteurs de ces capitaux flottants internationaux, a abouti à envoyer l’un après l’autre au tapis des pays que peu de temps auparavant le monde affublait de « petits tigres » et de « petits dragons ». (…) À l’issue du premier round, les économies de plusieurs pays firent un bond en arrière de dix ans. Qui plus est, pareille déroute économique provoqua quasiment l’effondrement de l’ordre social et politique de ces pays. » (p. 88)

« Ainsi, la guerre financière est une forme de guerre non militaire qui se révèle tout aussi gravement destructrice qu’une guerre sanglante, même si aucune goutte de sang n’est versée. (…) Le principal protagoniste de ce chapitre sur la guerre financière ne sera pas l’homme d’État ni le stratège, mais George Soros. » (p. 89)

La sécurité nationale et les nouvelles menaces terroristes affectant l’économie :

(…) « les guerres et les grands évènements survenus dans les dix dernières années du XXe siècle nous ont apporté la preuve (…) : souvent, les menaces militaires ne sont plus les principaux facteurs influant sur la sécurité nationale. Même si les différends territoriaux, les affrontements nationalistes, les conflits religieux ainsi que la délimitation des zones d’influence – aussi anciens que l’histoire de l’humanité – restent les grands mobiles de la guerre, ces agents traditionnels sont de plus en plus liés à des facteurs économiques comme l’appropriation des ressources, la capture de marchés, le contrôle des capitaux, les sanctions commerciales, au point qu’ils deviennent même secondaires par rapport à ces derniers. (…) » (p. 168)

« Aussi destructrices, voire plus, que la guerre au sens strict, ces forces représentent désormais une grave menace, multidirectionnelle, différente de ce qu’on a pu connaître, sur ce que nous considérons comme la sécurité nationale ». (p. 169)

Cette nouvelle configuration géopolitique, décrite par les auteurs, les amène à critiquer l’action du complexe militaro-américain, désemparé, car trop focalisé sur la guerre conventionnelle dont l’intervention en Irak en sera l’illustration la plus topique. Toutefois, cette réflexion de 1998 était encore inaboutie ; ont sait désormais combien cet arsenal a su se réorienter, et définir un cadre d’intervention hors champ militaire, usant des services de renseignement intégrés à la sphère économique (Cf. le système Prism/Echelon et les révélations d’Edward Snowden en la matière).

Depuis lors, la doctrine de sécurité nationale américaine embrasse très largement le concept de puissance économique et la prospérité par accroissement et contrôle des ressources, captation des marchés, cyber-renseignement, etc.

À cet égard, les auteurs parviennent à la même conclusion sur la définition de la sécurité nationale :

« Par conséquent, la stratégie nationale assurant la réalisation des objectifs de sécurité nationale, c’est-à-dire ce qu’on appelle couramment la grande stratégie, exige également des aménagements qui vont au-delà de la stratégie militaire et même de la stratégie politique. Elle exige également la prise en compte de tous les aspects de l’indice de sécurité concernant les intérêts de l’État tout entier et la superposition des facteurs politiques (volonté, valeurs et cohésion nationales) et militaires aux paramètres que sont l’économie, la culture, la diplomatie, la technologie, l’environnement, les ressources naturelles et les minorités, pour pouvoir tracer un « domaine étendu » complet cumulant intérêt national et sécurité nationale ». (p. 171)

Théorie de la guerre « hors-limites », ou asymétrique :

« L’analyse de quelques exemples de réussites permet de prévoir que désormais la combinaison supranationale va devenir l’arme la plus puissante dont disposera un État pour chercher à atteindre ses objectifs de sécurité et servir des intérêts stratégiques dans un cadre plus grand que cet État lui-même ». (p. 258)

« L’extension du domaine de la guerre est le résultat nécessaire de l’expansion continuelle du champ des activités humaines et de leur fusion réciproque ». (…) « Jusqu’à présent, la majorité de ceux qui s’interrogent sur la guerre considèrent que tous les domaines non militaires sont des domaines accessoires qui doivent nécessairement répondre aux besoins de la guerre. Cette étroitesse de vue explique pourquoi l’élargissement du champ de bataille et la transformation de l’art militaire restent limités à un domaine. » (p. 261)

« Le moment est venu de corriger cette tendance erronée. La grande fusion des techniques a fourni un prétexte à l’interprétation des domaines politique, économique, militaire, culturel, diplomatique et religieux. (…) tout cela fait que l’idée de confiner la guerre au domaine militaire et de mesure l’intensité d’une guerre au nombre de victimes devient chaque jour plus obsolète. » (…)

« Dans ce sens, il n’existe plus de domaine qui ne puisse servir à la guerre et il n’existe presque plus de domaines qui ne présentent l’aspect offensif de la guerre ». (p. 262)

À titre de propos conclusif, les auteurs livrent en guise de synthèse :

« C’est la Mondialisation. C’est la guerre à l’heure de la mondialisation. Même si ce n’est qu’un aspect, il est frappant. (…) Puisque la frontière qui sépare les militaires des non-militaires est abolie et que, du fait de la tendance à la mondialisation, le fossé qui sépare la guerre de la non-guerre est presque comblé, tous les problèmes se trouvent liés et imbriqués. (…) À part la guerre hors limites, nous ne réussissons pas à concevoir de clé mieux adaptée ». (p. 300)

Le propose est d’autant plus opportun en ces temps de « démondialisation » ou davantage de contestation du modèle occidental.

Olivier de MAISON ROUGE
Avocat, Docteur en droit
Dernier ouvrage paru : « Gagner la guerre économique. Plaidoyer pour une souveraineté économique et une indépendance stratégique » VA Editions, 2022


 


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