Les compagnies de commerce sont les armées du roi, et les manufactures sont des réserves.
Jean-Baptiste Colbert
Ainsi, après le personnage Vauban https://www.vapress.fr/Pourquoi-avoir-choisi-la-figure-tutelaire-de-Vauban-en-matiere-de-securite-economique-par-Olivier-de-Maison-Rouge-sur_a311.html , nous poursuivons par cette figure davantage connue pour ses qualités économiques que guerrières. Et de fait, Jean-Baptiste Colbert n’est pas un militaire, ni moins encore un chef de guerre.
Pourtant, placé au plus près du roi pour l’administration du Trésor et de l’industrie, il n’a pas méconnu les impératifs que lui imposait son maître, dans un contexte de guerres européennes.
Aussi, au-delà des seules nécessités liées à la prospérité du royaume – ce qui n’est déjà pas un mince tâche – il a gouverné les affaires commerciales et industrielles avec le souci de façonner un appareil dédié à l’indépendance économique et financière de la France, pour les besoins des guerres menées par son souverain.
À travers cet exercice qui préfigure les grandes stratégies industrielles que l’on retrouvera encore avec Napoléon, d’une part, et le général De Gaulle, d’autre part, Colbert nous a livré l’ancêtre de la planification économique qui a fait le succès du modèle français et/ou du capitalisme Rhénan : investissement dans un temps long, pour créer l’autonomie de l’État à l’égard des autres puissances, avec des secteurs prioritaires (construction navale, armement, mais aussi les beaux-arts et l’architecture pour la défense du Pré Carré et le rayonnement culturel et politique) et offrir un cadre favorable aux investissements privés, dûment fléchés.
Un modèle de méritocratie
Colbert est non seulement le chef de l’économie royale sous Louis XIV, succédant à Fouché, opposant l’image du serviteur zélé au prévaricateur ; il est aussi l’incarnation de la méritocratie, grand commis de l’État parvenu au pouvoir à la force du poignet.
Issu d’une petite bourgeoisie de drapiers de Reims, par son travail acharné – et non par acquisition de charge comme beaucoup de ses contemporains – il a su convaincre Mazarin, dont il fut le trésorier particulier, puis le roi à sa majorité, de le prendre successivement à leur service. S’il n’a pas inventé le « dirigisme économique » d’État – contrairement aux idées reçues – il a véritablement su, par son talent d’observation et son expérience des rouages administratifs et financiers, façonner un ordre institutionnel commercial et industriel pour les besoins d’une France en guerre.
Un précurseur de la sécurité économique
Il a organisé les finances publiques et l’industrie comme une armée dévouée, au service de la cause royale.
Cela fait souvent de lui la caricature de la bureaucratie économique française, ce qui est une fausse appréciation ; en réalité, il sut associer de manière stratégique les ressources et moyens économiques, dans un cadre libéral ; c’est-à-dire créer un contexte favorable à l’émergence d’une prospérité économique, dans un sens orienté au plus haut niveau définissant les priorités stratégiques, avec des impulsions politiques fortes.
« Pour remettre le commerce, il y a deux choses nécessaires : la sûreté et la liberté. [Pour] la sûreté [il faut] empêcher les pirates et les courses des particuliers. Pour la liberté (…) il y a deux choses à désirer : l’une, la décharge des impositions (…) que les Anglais lèvent sur les marchands français (…) ; l’autre, qui regarde particulièrement les provinces de Guyenne, La Rochelle et Nantes, est qu’ils laissent entrer les vins de France en Angleterre, en leur permettant l’entrée de leurs draps directement, suivant les traités faits avec leurs rois pour le commerce au lieu que nous recevons tous les jours leurs draps par les Hollandais qui leur portent aussi nos vins transvasés dans d’autres futailles » [1] .
« Le commerce est la source de la finance et la finance le nerf de la guerre ».
C’est pourquoi, notamment pour figurer l’industrie de guerre, il veut faire de la France un État commercial et industriel, fort et indépendant. Cette pensée traduit là toute la synthèse du Colbertisme.
Une quête de puissance maritime
Continuateur de Richelieu en la matière, il croit à la puissance thalassocratique. Il organise donc une industrie dédiée à la marine : drapiers pour les voiles, manufacture de cordes royales à Rochefort (1666), chantiers navals, etc. Cela pour concurrencer les Néerlandais sur ce terrain et créer les voies d’expansion commerciale pour la France.
Il vise l’autonomie stratégique dans ce domaine [2]:
« Je vous ai écrit plusieurs fois, qu’il ne fallait pas acheter (…) aucune marchandise propre à la marine venant des pays étrangers, surtout quand nous pourrions en trouver dans le royaume. (…) Le roi (…) veut se passer des étrangers pour tout ce qui regarde la marine ».
En parallèle, il crée des taxes sur les importations. Si ces mécanismes avaient prévalu, il forge néanmoins au plus haut niveau de l’État une véritable politique économique qui n’avait jamais autant été incarnée et administrée.
Un commerce intérieur structuré
Sur le plan intérieur, il entend créer les infrastructures nécessaires au libre commerce, entre tous les échelons : provinces, villes… cela se traduit par la suppression de « dettes des villes et communautés qui empêchent la communication, qui est le principe de tout commerce des sujets du roy, de province en province, de ville en ville », l’éradication des « péages urbains », la rénovation des voies de communication, la fin des « excès des impositions sur toutes les denrées » et enfin la lutte contre « les pirateries ».
Pour l’agriculture, celle-ci est déjà vivace. Mais il condamne les profiteurs (fermiers généraux et monastères) ; il combat dès lors les taxes agraires [3] :
« Sa Majesté veut que vous empêchiez, autant que faire se pourra, les receveurs et collecteurs des tailles de saisir les bestiaux, parce que de leur multiplication dépend une bonne partie de la richesse du royaume et de la facilité que les peuples peuvent avoir pour subsister et payer leurs impositions ».
Il organise scrupuleusement la gestion et l’administration des forêts, tournées, vers l’industrie maritime (dont le bois est destiné à la construction navale). Il établit un Code des eaux et forêts en août 1669, appliqué par une administration éponyme créée à cet effet la même année.
Avec l’impulsion donnée depuis plusieurs années, les manufactures fleurissent : Les Gobelins et La Savonnerie (tapisseries), les arsenaux de Toulon, Brest et Rochefort, la manufacture d’armes de Saint-Étienne, l’industrie textile (draperie, voilerie, dentelles et broderies) en Languedoc, en Bourgogne, à Auxerre et Lyon. Les manufactures sont soumises à des conditions de production (volumes) et de garanties en matière de qualité dûment contrôlées.
Pour cela il veille à un maillage savant du territoire (on dirait aujourd’hui des « pôles de compétitivité et/ou de compétences »), qu’il supervise avec ses intendants :
« Quelle sorte de trafic et de commerce se fait en chaque province, quelle sorte de manufactures ? (…) Sa majesté désire être partiellement (…) informée des changements qui sont arrivés depuis quarante ou cinquante ans sur le fait du commerce et des manufactures, en chaque province de son royaume ; et, entre autres, s’il y a eu, pendant ce temps, et même auparavant, quelque commerce établi dans les pays étrangers, qui ait cessé ; les raisons de cette cessation et les moyens ».
Certes, on reprochera toujours à Colbert d’avoir été l’inventeur de l’État centralisé, bureaucratisé dirons certains.
Toutefois, il faut se remettre dans un contexte où ces réformes ont été engagées sous Louis XIV, lequel a voulu mettre fin à la féodalité, restaurer la puissance de la France et magnifier les arts et les sciences (Versailles en est un témoignage précieux). Il participe à structurer l’État.
Colbert fut son exécutant parfait, organisant la France avec clairvoyance et lui conférant un lustre et une prospérité inégalée et depuis lors jamais retrouvée. La France régnait alors sur la terre. Jamais auparavant la force n’avait été associée à la richesse. Ce couple fut la grandeur de la France.
Et Colbert fut l’instrument de cette puissance, usant de l’économie, dûment administrée avec une dose certaine de stratégie dans le temps long, pour accroître la domination d’une nation.
Il ne fit pas la guerre à l’économie ; il fut l’initiateur de l’économie de guerre autant qu’un acteur de la guerre économique.
Par Olivier de MAISON ROUGE
Avocat (Lex-Squared) – Docteur en droit
Jean-Baptiste Colbert
Ainsi, après le personnage Vauban https://www.vapress.fr/Pourquoi-avoir-choisi-la-figure-tutelaire-de-Vauban-en-matiere-de-securite-economique-par-Olivier-de-Maison-Rouge-sur_a311.html , nous poursuivons par cette figure davantage connue pour ses qualités économiques que guerrières. Et de fait, Jean-Baptiste Colbert n’est pas un militaire, ni moins encore un chef de guerre.
Pourtant, placé au plus près du roi pour l’administration du Trésor et de l’industrie, il n’a pas méconnu les impératifs que lui imposait son maître, dans un contexte de guerres européennes.
Aussi, au-delà des seules nécessités liées à la prospérité du royaume – ce qui n’est déjà pas un mince tâche – il a gouverné les affaires commerciales et industrielles avec le souci de façonner un appareil dédié à l’indépendance économique et financière de la France, pour les besoins des guerres menées par son souverain.
À travers cet exercice qui préfigure les grandes stratégies industrielles que l’on retrouvera encore avec Napoléon, d’une part, et le général De Gaulle, d’autre part, Colbert nous a livré l’ancêtre de la planification économique qui a fait le succès du modèle français et/ou du capitalisme Rhénan : investissement dans un temps long, pour créer l’autonomie de l’État à l’égard des autres puissances, avec des secteurs prioritaires (construction navale, armement, mais aussi les beaux-arts et l’architecture pour la défense du Pré Carré et le rayonnement culturel et politique) et offrir un cadre favorable aux investissements privés, dûment fléchés.
Un modèle de méritocratie
Colbert est non seulement le chef de l’économie royale sous Louis XIV, succédant à Fouché, opposant l’image du serviteur zélé au prévaricateur ; il est aussi l’incarnation de la méritocratie, grand commis de l’État parvenu au pouvoir à la force du poignet.
Issu d’une petite bourgeoisie de drapiers de Reims, par son travail acharné – et non par acquisition de charge comme beaucoup de ses contemporains – il a su convaincre Mazarin, dont il fut le trésorier particulier, puis le roi à sa majorité, de le prendre successivement à leur service. S’il n’a pas inventé le « dirigisme économique » d’État – contrairement aux idées reçues – il a véritablement su, par son talent d’observation et son expérience des rouages administratifs et financiers, façonner un ordre institutionnel commercial et industriel pour les besoins d’une France en guerre.
Un précurseur de la sécurité économique
Il a organisé les finances publiques et l’industrie comme une armée dévouée, au service de la cause royale.
Cela fait souvent de lui la caricature de la bureaucratie économique française, ce qui est une fausse appréciation ; en réalité, il sut associer de manière stratégique les ressources et moyens économiques, dans un cadre libéral ; c’est-à-dire créer un contexte favorable à l’émergence d’une prospérité économique, dans un sens orienté au plus haut niveau définissant les priorités stratégiques, avec des impulsions politiques fortes.
« Pour remettre le commerce, il y a deux choses nécessaires : la sûreté et la liberté. [Pour] la sûreté [il faut] empêcher les pirates et les courses des particuliers. Pour la liberté (…) il y a deux choses à désirer : l’une, la décharge des impositions (…) que les Anglais lèvent sur les marchands français (…) ; l’autre, qui regarde particulièrement les provinces de Guyenne, La Rochelle et Nantes, est qu’ils laissent entrer les vins de France en Angleterre, en leur permettant l’entrée de leurs draps directement, suivant les traités faits avec leurs rois pour le commerce au lieu que nous recevons tous les jours leurs draps par les Hollandais qui leur portent aussi nos vins transvasés dans d’autres futailles » [1] .
« Le commerce est la source de la finance et la finance le nerf de la guerre ».
C’est pourquoi, notamment pour figurer l’industrie de guerre, il veut faire de la France un État commercial et industriel, fort et indépendant. Cette pensée traduit là toute la synthèse du Colbertisme.
Une quête de puissance maritime
Continuateur de Richelieu en la matière, il croit à la puissance thalassocratique. Il organise donc une industrie dédiée à la marine : drapiers pour les voiles, manufacture de cordes royales à Rochefort (1666), chantiers navals, etc. Cela pour concurrencer les Néerlandais sur ce terrain et créer les voies d’expansion commerciale pour la France.
Il vise l’autonomie stratégique dans ce domaine [2]:
« Je vous ai écrit plusieurs fois, qu’il ne fallait pas acheter (…) aucune marchandise propre à la marine venant des pays étrangers, surtout quand nous pourrions en trouver dans le royaume. (…) Le roi (…) veut se passer des étrangers pour tout ce qui regarde la marine ».
En parallèle, il crée des taxes sur les importations. Si ces mécanismes avaient prévalu, il forge néanmoins au plus haut niveau de l’État une véritable politique économique qui n’avait jamais autant été incarnée et administrée.
Un commerce intérieur structuré
Sur le plan intérieur, il entend créer les infrastructures nécessaires au libre commerce, entre tous les échelons : provinces, villes… cela se traduit par la suppression de « dettes des villes et communautés qui empêchent la communication, qui est le principe de tout commerce des sujets du roy, de province en province, de ville en ville », l’éradication des « péages urbains », la rénovation des voies de communication, la fin des « excès des impositions sur toutes les denrées » et enfin la lutte contre « les pirateries ».
Pour l’agriculture, celle-ci est déjà vivace. Mais il condamne les profiteurs (fermiers généraux et monastères) ; il combat dès lors les taxes agraires [3] :
« Sa Majesté veut que vous empêchiez, autant que faire se pourra, les receveurs et collecteurs des tailles de saisir les bestiaux, parce que de leur multiplication dépend une bonne partie de la richesse du royaume et de la facilité que les peuples peuvent avoir pour subsister et payer leurs impositions ».
Il organise scrupuleusement la gestion et l’administration des forêts, tournées, vers l’industrie maritime (dont le bois est destiné à la construction navale). Il établit un Code des eaux et forêts en août 1669, appliqué par une administration éponyme créée à cet effet la même année.
Avec l’impulsion donnée depuis plusieurs années, les manufactures fleurissent : Les Gobelins et La Savonnerie (tapisseries), les arsenaux de Toulon, Brest et Rochefort, la manufacture d’armes de Saint-Étienne, l’industrie textile (draperie, voilerie, dentelles et broderies) en Languedoc, en Bourgogne, à Auxerre et Lyon. Les manufactures sont soumises à des conditions de production (volumes) et de garanties en matière de qualité dûment contrôlées.
Pour cela il veille à un maillage savant du territoire (on dirait aujourd’hui des « pôles de compétitivité et/ou de compétences »), qu’il supervise avec ses intendants :
« Quelle sorte de trafic et de commerce se fait en chaque province, quelle sorte de manufactures ? (…) Sa majesté désire être partiellement (…) informée des changements qui sont arrivés depuis quarante ou cinquante ans sur le fait du commerce et des manufactures, en chaque province de son royaume ; et, entre autres, s’il y a eu, pendant ce temps, et même auparavant, quelque commerce établi dans les pays étrangers, qui ait cessé ; les raisons de cette cessation et les moyens ».
Certes, on reprochera toujours à Colbert d’avoir été l’inventeur de l’État centralisé, bureaucratisé dirons certains.
Toutefois, il faut se remettre dans un contexte où ces réformes ont été engagées sous Louis XIV, lequel a voulu mettre fin à la féodalité, restaurer la puissance de la France et magnifier les arts et les sciences (Versailles en est un témoignage précieux). Il participe à structurer l’État.
Colbert fut son exécutant parfait, organisant la France avec clairvoyance et lui conférant un lustre et une prospérité inégalée et depuis lors jamais retrouvée. La France régnait alors sur la terre. Jamais auparavant la force n’avait été associée à la richesse. Ce couple fut la grandeur de la France.
Et Colbert fut l’instrument de cette puissance, usant de l’économie, dûment administrée avec une dose certaine de stratégie dans le temps long, pour accroître la domination d’une nation.
Il ne fit pas la guerre à l’économie ; il fut l’initiateur de l’économie de guerre autant qu’un acteur de la guerre économique.
Par Olivier de MAISON ROUGE
Avocat (Lex-Squared) – Docteur en droit
[1] Mémoire pour Mazarin, 1651
[2] Lettre à M. d’Ingreville, 29 mars 1670
[[3]]url:#_ftnref3 Lettre aux intendants du royaume, 1er juin 1680