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Pourquoi les groupements de distributeurs indépendants résistent mieux que prévu






On nous prédit la fin de la grande distribution. On nous dit que le modèle de l’hypermarché est dépassé. On prévoit la disparition du magasin physique (Martinez, 2018). Mais qu'en est-il réellement ? Si certains groupes intégrés tentent de relancer leur modèle économique, les mouvements indépendants eux continuent de progresser. Système U a pris la quatrième place des distributeurs français. Quant à E. Leclerc, il dépasse désormais, en France, l’ancien numéro deux mondial de la grande distribution, Carrefour, avec 21,3 % contre 20,1% parts de marché.



Analyse et décryptage

Parmi les groupements de distributeurs indépendants, c’est l’enseigne E. Leclerc qui a conquis le plus de parts de marché, alors même que les distributeurs intégrés (Carrefour, Auchan, Casino) connaissent des difficultés (perte de chiffre d’affaires, cession de magasins). Cette position qui vient contredire certaines prévisions, interpelle. En effet, comment expliquer une situation qui vient remettre en question les stratégies de taille critique et de globalisation (modèle actionnarial, cotation en bourse, croissance externe, internationalisation à marche forcée, économies d’échelle), en mettant à l’honneur des modèles d'organisation plus simples qui visent avant tout à fédérer des entrepreneurs autonomes ? Est-ce que finalement en France, la stratégie métiers et la relation directe au client (ancrage local) peuvent rivaliser avec les questions d’oligopole, d’asymétrie et de pouvoir de marché ?

Prenons le cas de l’enseigne E. Leclerc. Ce distributeur présente une organisation collective et décentralisée, dirigée par des commerçants, propriétaires de leurs magasins, qui constituent les principaux acteurs solidaires de leur développement et pérennité. Autonomes sur le plan local au niveau de la gestion de leur magasin, les adhérents s’impliquent fortement au plan national et régional, dans la vie du Mouvement, au travers de commissions, groupes de projets et autres instances. Cette forme de distribution allie les avantages de l’indépendance et de la proximité, aspirations fortes et traditionnelles, et la mise en commun d’expériences et de moyens (mutualisation) sous une enseigne commune détenue par la famille E. Leclerc (M-E Leclerc ayant succédé à son père Edouard en 2006). Dans le mouvement E. Leclerc, la direction centrale n’exerce donc pas de contrôle excessif sur le management des magasins et des centrales régionales, afin de préserver la dynamique entrepreneuriale (initiatives locales), la responsabilisation et le positionnement de l’enseigne dans les territoires (proximité). Elle évite également via le groupement, une décentralisation excessive et l’existence d’intérêts divergents (risques d’opportunisme). Enfin contrairement à ses concurrents intégrés qui ont souvent eu recours à la croissance externe capitaliste (développement par fusions acquisitions) E. Leclerc a fait le choix du développement interne (création de magasins) et de la croissance conjointe (alliances et coopérations) en privilégiant la coopétition (accords stratégiques avec des concurrents).

Un modèle économique différent

Les groupements de distributeurs indépendants, à l'instar de E. Leclerc ou Système U fondent leur développement et leur politique sur un modèle économique assez différent de celui des distributeurs intégrés. Face aux critères d’économies de coûts, de taille critique ou de sécurité financière, ces enseignes proposent un modèle alternatif basé sur la simplicité, l'efficacité opérationnelle, l'ancrage local et l'affirmation d'une identité forte (un mouvement, un nom, des adhérents, un homme/une voix). Le cas E. Leclerc est à cet égard assez illustratif.

1) Proposer les prix les plus bas
L’une des caractéristiques de l’enseigne E. Leclerc réside dans sa capacité à mettre l’ensemble de son organisation au service d’une cause concrète sur laquelle il est possible d’agir et d’évaluer précisément les actions et la performance. En effet, plutôt que de recourir à des stratégies mixtes « prix – image – qualité - confort », l’enseigne entend miser sur sa vocation première, à savoir son aptitude à être en permanence le distributeur qui propose les prix les plus bas du marché. E. Leclerc a donc choisi un positionnement clair et simple, qui lui permet de se différencier des autres enseignes.
 
2) Affirmer une identité forte
Face aux risques du « gigantisme », les responsables de magasins E. Leclerc (Hypermarchés et Supermarchés) bénéficient d’un modèle à la fois efficace et souple, où chaque adhérent étant propriétaire de son magasin peut adapter l’assortiment à sa clientèle et aménager son espace de vente aux contraintes locales. De ce point de vue, les indépendants E. Leclerc, au même titre que Système U et Intermarché, tirent profit de leur parc de magasins orientés vers le supermarché et le petit hypermarché (moins de 6500 m²). Enfin, la capacité de travailler conjointement pour l’enseigne commune et en même temps pour sa famille (création, transmission, insertion locale) donnent à ce type de mouvement, une force singulière, où vie collective et vie personnelle sont étroitement associées et contribuent à renforcer la motivation et l’engagement des individus. Cette situation contraste avec les géants de la grande distribution intégrée qui sont devenus des systèmes d'organisations relativement complexes, au sein desquelles la logique financière globale prend souvent le pas sur l'adaptation locale et l’ancrage territorial.

3) Miser sur des projets réalistes et durables
Alors que les groupes intégrés ont fait très tôt le choix de l’internationalisation à marche forcée (rachat de nombreuses enseignes), les mouvements indépendants, en raison de leur structure juridique, ont du se résoudre, parfois malgré eux, à un développement plus limité (échec de E. Leclerc aux Etats-Unis), avec des stratégies par pays et une forte présence sur le marché national. Ce choix éventuellement contraint au départ s’est avéré avec le temps une stratégie gagnante, en concentrant les actifs sur des projets clés (stratégie des prix comparés, marque Repère, concept Drive, gestion des sacs plastiques, parfumerie et parapharmacie…) et sur une volonté de construire de relations durables avec les acteurs du territoire (partenariats avec les producteurs et PME, marques locales, services de proximité…).

4) Des choix en accord avec les valeurs du Mouvement
Les  actions menées par l’enseigne E. Leclerc s’inscrivent dans une stratégie fondée sur le renforcement de son engagement sur des prix bas et la préservation des spécificités culturelles et juridiques de son organisation. A l'international, on peut à titre d’illustration, citer le cas du projet Coopernic (acronyme de COOPérative Européenne de Référencement et de Négoce des Indépendants Commerçants), centrale d'achats créée en 2006 à l’initiative des enseignes de la grande distribution E.Leclerc et Rewe group, en réaction aux mouvements de concentration dans l’industrie des biens de grande consommation. Ce mode de rapprochement montre la capacité d’une enseigne comme E. Leclerc de concilier les exigences de croissance (effets de volume et partage de ressources), le développement à l’international (complémentarités géographiques) avec le respect des identités (fédération de commerçants indépendants) dans le cadre de systèmes coopératifs décentralisés.

Conclusion

La grande distribution met aux prises la co-existence de différents types de commerce et donc par là même de stratégies. Dans ce contexte, il semble que les groupements d’indépendants comme E. Leclerc mais aussi Système U ou Intermarché réussissent à démontrer leurs capacités à rivaliser, voire parfois à dépasser les réseaux de distribution intégrés (Carrefour, Auchan, Casino). Cette stratégie repose principalement sur un refus identitaire de s’adapter par la contrainte aux normes de la logique financière mondialisée, en misant sur des logiques différentes qui respectent les indépendances mutuelles et valorisent des modèles de croissance non capitaliste. Les succès obtenus méritent donc attention et réflexion. Ils montrent notamment la possibilité d'intégrer les réalités culturelles et locales dans le développement des organisations, même dans un contexte de globalisation des économies. L’adaptation culturelle n’est donc pas forcément la réponse à l’hyper-compétition. L’affirmation culturelle et l’innovation sous toutes ses formes peuvent dans certains cas contre balancer certaines logiques économiques et commerciales au plan mondial.

Références

Filser M. et al., La distribution: organisation et stratégie, EMS, 2020.
Martinez J-L, La fin des hypermarchés ?, Editions La charte, 2018.
Meier O., Diagnostic stratégique, 5ème éd., Dunod,  2018.
Meier O., Les stratégies de croissance, Dunod, 2009.
Meier O., Schier G., Les entreprises multinationales, Dunod, 2005.
 


Olivier Meier
Olivier Meier est Professeur des Universités, HDR (Classe exceptionnelle), directeur de... En savoir plus sur cet auteur



1.Posté par Philippe N. le 11/02/2020 13:55 | Alerter
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Un article d'une grande pertinence qui met en lumière les stratégies des principales enseignes de distribution, et qui permet de mieux comprendre certaines spécificités des mouvements de distributeurs indépendants. Merci à vous.

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